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REMARQUES SUR HÉRACLIUS.
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mais parce que Corneille a conduit son action d’une manière si singulière et si compliquée que ceux qui l’ont lue plusieurs fois, et même l’ont vu représenter, ont encore de la peine à l’entendre, et qu’on se lasse à la fin

D’un divertissement qui fait une fatigue[1]

« Dans Héraclius, sujet et incidents, tout est de l’invention du génie fécond de Corneille, qui, pour jeter de grands intérêts, a multiplié des incidents peu vraisemblables. Croira-t-on une mère capable de livrer son propre fils à la mort, pour élever sous ce nom le fils de l’empereur mort ? Est-il vraisemblable que deux princes, se croyant toujours tous deux ce qu’ils ne sont pas, parce qu’ils ont été changés en nourrice, s’aiment tendrement lorsque leur naissance les oblige a se détester, et même à se perdre ? Ces choses ne sont pas impossibles ; mais on aime mieux le merveilleux qui naît de la simplicité d’une action que celui que peut produire cet amas confus d’incidents extraordinaires. Peu de personnes connaissent Héraclius ; et qui ne connoît pas Athalie?

« Il y a d’ailleurs de grands défauts dans Héraclius. Toute l’action est conduite par un personnage subalterne, qui n’intéresse point : c’est la reconnoissance qui fait le sujet, au lieu que la reconnoissance doit naître du sujet, et causer la péripétie. Dans Hèraclius, la péripétie précède la reconnoissance. La péripétie est la mort de Phocas : les deux princes ne sont reconnus qu’après cette mort ; et comme alors ils n’ont plus à le craindre, qu’importe au spectateur qui des deux soit Hèraclius ? Il me paroît donc que le poëte qui s’est conformé aux principes d’Aristote, et qui a conduit sa pièce dans la simplicité des tragédies grecques, est celui qui a le mieux réussi. »

J’avoue que je ne suis pas de l’avis de M. Louis Racine en plusieurs points[2]. Je crois qu’une mère peut livrer son fils à la mort pour sauver le fils de son empereur ; mais pour rendre vraisemblable une action si peu naturelle, il faudrait que la mère eût été obligée d’en faire serment, qu’elle eût été forcée par la religion, par quelque motif supérieur à la nature : or c’est ce qu’on ne trouve pas dans l’Hèraclius de Pierre Corneille ; Léontine même est d’un caractère absolument incapable d’une piété si étrange ; c’est une intrigante, et même une très-méchante

  1. Boileau, Art poétique, III, 32.
  2. Voltaire n’aimait pas la personne de Louis Racine, qu’il appelait le petit Racine, et il aimait encore moins son livre de remarques. (G. A.)