N’étois-ce point quelque démon plus méchant sans doute que le lutin Complégor, je dis plus méchant, car il me seroit plus sensible d’être privé de vos lettres que d’être assassiné des couplets de M. Dauphin[1]. Vos lettres sont des témoignages de votre amitié, ses satires sont des marques de sa légèreté : lesquelles des deux doivent me toucher davantage ; je sçay que quelquefois ce n’est point l’amitié qui dicte les lettres, comme ce n’est pas souvent la simple légèreté qui éguise les traits de la satire ; mais je ne puis douter icy que la prose que vous m’écrivez et que les vers que forgeoit notre poète ne partent de ces principes. J’ai veu hier votre ancien précepteur qui m’a fait craindre qu’une autre raison que le prétexte de m’importuner ne vous empêchât de me donner de vos nouvelles ; j’ay été un peu fâché, je vous l’avoue, d’apprendre d’un autre que de vous que vous aviez été malade, et j’allois mettre la main à la plume pour m’informer à vous de votre santé, lorsque j’ay receu votre lettre, qui a dissipé et le chagrin que j’avois de votre indisposition et la crainte où j’étois que vous ne m’eussiez un peu oublié. Pardonnez moy ce petit soupçon
- ↑ Dauphin, condisciple de Voltaire et de M. de La Marche. Le 2 juillet 1711, dans une lettre adressée à son ancien élève de La Marche, le P. Paullou raconte l’histoire de ces couplets auxquels fait allusion Voltaire : « Quelque temps auparavant, M. Dauphin s’étoit fait renvoyer du collège pour avoir fait une satyre de trois à quatre cents vers françois, dont la matière surpasse de beaucoup tout ce que les ennemis les plus envenimés de Rousseau luy ont jamais attribué. Il semble que ses meilleurs amis ayent été le but principal de ses fureurs et de ses calomnies ; mais ce qui a sauvé ses amis n’a servi qu’à mettre le comble à sa perte. On se persuade icy que sa famille ne le renverra point à Paris ; mais comme il pourroit encor oser vous écrire, il est bon que vous sçachiez qu’il est désormais absolument indigne de votre amitié. » De son côté, un autre condisciple de M. de La Marche, nommé Pellot, parent des Leclerc de Lesseville, lui écrivait à la date du 25 juillet 1711 : « Pour l’affaire de Dauphin, je n’en sçay pas plus que vous. Je n’ay ny vu ny lu les vers qu’il a faits ; tout ce que je sçay, c’est qu’il est sorty du collège assez promptement, et qu’Arouet depuis ce temps-là m’a paru fort triste. » (Lettres inédites.)
Ces vers du jeune Dauphin lui avaient été évidemment inspirés par l’affaire des fameux couplets imputés à Rousseau. Celui-ci suivait alors en effet sa procédure contre Saurin, à qui il attribuait la satire colportée au café Laurent, afin de se décharger des accusations dont il était l’objet lui-même. C’est seulement le 7 avril 1712 qu’un arrêt du parlement de Paris déclara Jean-Baptiste Rousseau dûment atteint et convaincu d’avoir composé et distribué des vers « impurs, satiriques et diffamatoires », et le bannit à perpétuité du royaume. Rousseau s’était déjà volontairement expatrié dès l’année précédente. L’abbé Chérier a été soupçonné d’être l’auteur des couplets dont nous parlons.
Arouet connaissait déjà J.-B. Rousseau à cette époque. Ce dernier raconte lui-même avoir assisté au mois d’août 1710 à la distribution des prix du collège Louis-le-Grand, et y avoir remarqué un jeune écolier « d’assez mauvaise physionomie, mais d’un regard vif et éveillé, qui vint l’embrasser de fort bonne grâce». C’était Voltaire. (H. B.)