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ANNÉE 1711.

dont je vous fais part si témérairement. N’est-il pas juste qu’une personne qui vous aime autant que je le fais se plaigne d’avoir été quinze jours sans recevoir de vos nouvelles : pardonnez moy cette plainte, et je vous pardonneray votre petite négligence ; il faut que tout soit égal dans l’amitié, et pour réparer notre faute, je ne me plaindray plus, et pour vous votre pénitence sera de m’écrire dès que vous aurez receu ma lettre. Que je vous impose avec plaisir cette pénitence ! Je souhaite que vous la receviez de mesme ; le mot de pénitence me fait ressouvenir d’une chose assez plaisante que me dit M. Blanchard, qui me vint voir ces jours passez : il m’apprit que vous aviez fait partie avec moy de vous faire relligieux ; je répondis que je n’avois pas assez de mérite pour tourner de ce costé là, et que vous aviez trop d’esprit pour faire une pareille sottise. En effet je ne crois pas que nous ayons grande envie d’imiter certains écoliers du collége des jésuittes, qui dans une conversation pieuse et badine, je n’ose pas dire ridicule, ayant fait réflexion sur les dangers du monde dont ils ne connoissoient pas encor les charmes, et sur les douceurs de la vie religieuse dont ils ne prévoyoient pas les dégoûts, conclurent enfin qu’il falloit renoncer au monde ; il ne leur restoit plus que l’embarras de choisir l’ordre où ils prétendoient recueillir les fruits de leur conversation ; choisir étoit trop pour eux ; tout genre de vie leur paroissoit bon pourveü qu’ils quittassent le pays du crime : c’est ainsi qu’ils appeloient tout ce qui n’étoit point cloître ou moinerie ; tous les ordres considérez l’un aprez l’autre en un quart d’heure leur paroissoient si doux qu’ils ne pouvoient s’attacher à aucun sans regretter les autres, et ne se fussent jamais déterminez, ainsi que l’âne de Buridan, qui mourut entre deux picotins d’avoine ; enfin comme la raison ne pouvoit décider, ils résolurent de faire le sort maître du party qu’ils devoient prendre pour le reste de leur vie ; l’habit des successeurs d’Élysée échüt à l’un, l’autre eüt pour son partage le bonnet et la robe des faiseurs d’évesques : ainsi un coup de dez détermina la vocation d’un carme et d’un jésuite. Pour moy ma vocation est d’être toujours de vos amis ; je renoncerois à beaucoup d’autres en faveur de celle là. Soufrez que je réitère à la fin de ma lettre une prière que je vous ay fait au commencement, c’est celle de me récrire ; et afin que vous n’ayez aucun scrupule, je vous apprends que je ne soutiens point de demy acte[1] ; mon

  1. C’était l’épreuve publique qui terminait l’année scolaire pour l’écolier qui se disposait à quitter le collége. La famille, les amis, les protecteurs, étaient conviés à ces solennités littéraires, qui avaient un certain retentissement dans le monde