Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/578

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Je me demande d′abord à moi-même pourquoi je reçois sans hésiter une démonstration géométrique ; celle-ci, par exemple, que trois angles, dans tout triangle, sont égaux à deux droits ; c’est que la conclusion est renfermée nécessairement dans une proposition évidente ; il m’est évident que les grandeurs qui se mesurent par une quantité égale sont égales entre elles ; or il m’est évident que deux angles droits valent 180 degrés, trois angles d’un triangle sont démontrés en valoir autant : donc il m’est évident qu’ils sont égaux en ce sens.

Mais après avoir fait tous mes efforts pour sentir l’évidence de cet axiome : pour apercevoir un objet, il faut le voir indivisiblement ; non-seulement je n’en découvre pas la vérité ; mais je n’en démêle pas même le sens.

Entendez-vous que plusieurs parties ne peuvent frapper une seule partie ? Mais cependant des lignes innombrables d’une circonférence aboutissent toutes à un point qui est le centre.

Entendez-vous que pour apercevoir un objet il faut le voir tout entier ? Mais il n’y a aucun objet que nous puissions voir de cette façon ; nous ne voyons jamais qu’une surface des choses.

Pour moi, j’avoue que si on me demande comment il faut faire pour apercevoir un objet, je réponds que je n’en sais rien du tout : c’est le secret du Créateur ; je ne sais ni comment je pense, ni comment je vis, ni comment je sens, ni comment j’existe.

Et cette proposition : pour apercevoir un objet, il faut le voir indivisiblement, fait un sens si peu clair à mon esprit que, si on me disait au contraire, pour apercevoir un objet, il faut le voir divisiblement et par parties, cela me paraîtrait beaucoup plus compréhensible.

Je sens au moins qu’on me donnerait une idée très-claire de la chose que vous voulez prouver si on me disait : Une perception ne peut être divisible ; on ne peut mesurer une pensée, elle n’est ni carrée, ni longue ; or la matière est divisible, mesurable, et figurée : donc une perception ne peut être matière. Ou bien : Ce qui est composé retient nécessairement l’essence de la chose dont il est composé ; or si cette pensée était composée de matière, elle retiendrait l’essence de la matière, elle serait étendue ; mais une pensée n’est point étendue : donc il implique contradiction qu’une pensée soit matière ; or Dieu ne peut faire ce qui implique contradiction : donc Dieu ne peut composer la pensée de matière. Voilà un argument qui serait clair et évident, et qui me paraîtrait avoir la force de la démonstration.