Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/301

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Après que des guerres cruelles, l’établissement du christianisme, et les fréquentes invasions des barbares eurent porté un coup mortel aux arts réfugiés de Grèce en Italie, quelques siècles d’ignorance s’écoulèrent, quand, enfin, ce flambeau se ralluma chez vous. Les Français ont écarté les ronces et les épines qui avaient entièrement interdit aux hommes le chemin de la gloire qu’on peut acquérir dans les belles-lettres. N’est-il pas juste que les autres nations conservent l’obligation qu’elles ont à la France du service qu’elle leur a rendu généralement ? Ne doit-on pas une reconnaissance égale à ceux qui nous donnent la vie, et à ceux qui nous fournissent les moyens de nous instruire ?

Quant aux Allemands, leur défaut n’est pas de manquer d’esprit. Le bon sens leur est tombé en partage ; leur caractère approche assez de celui des Anglais. Les Allemands sont laborieux et profonds : quand une fois ils se sont emparés d’une matière, ils pèsent dessus. Leurs livres sont d’un diffus assommant. Si on pouvait les corriger de leur pesanteur, et les familiariser un peu plus avec les Grâces, je ne désespérerais pas que ma nation ne produisit de grands hommes. Il y a cependant une difficulté qui empêchera toujours que nous ayons de bons livres en notre langue : elle consiste en ce qu’on n’a pas fixé l’usage des mots ; et, comme l’Allemagne est partagée entre une infinité de souverains, il n’y aura jamais moyen de les faire consentir à se soumettre aux décisions d’une académie.

Il ne reste donc plus d’autre ressource à nos savants que d’écrire dans des langues étrangères ; et, comme il est très-difficile de les posséder à fond, il est fort à craindre que notre littérature ne fasse jamais de fort grands progrès. Il se trouve encore une difficulté qui n’est pas moindre que la première : les princes méprisent généralement les savants ; le peu de soin que ces messieurs portent à leur habillement, la poudre du cabinet dont ils sont couverts, et le peu de proportion qu’il y a entre une tête meublée de bons écrits, et la cervelle vide de ces seigneurs, font qu’ils se moquent de l’extérieur des savants, tandis que le grand homme leur échappe. Le jugement des princes est trop respecté des courtisans pour qu’ils s’avisent de penser d’une manière différente, et ils se mêlent également de mépriser ceux qui les valent mille fois. O tempora ! o mores !

Pour moi, qui ne me sens point fait pour le siècle où nous vivons, je me contente de ne point imiter l’exemple de mes égaux. Je leur prêche sans cesse que le comble de l’ignorance c’est l’orgueil ; et, reconnaissant la supériorité de vous autres grands hommes, je vous crois dignes de mon encens ; et vous, monsieur, de toute mon estime : elle vous est entièrement acquise. Regardez-moi comme un ami désintéressé, et dont vous ne devez la connaissance qu’à votre mérite[1]. Je vous écris un pied à l’étrier, et prêt à partir. Je serai de retour dans quinze jours. Je suis à jamais, monsieur, votre très-affectionné ami,

Fédéric
  1. … mérite. Je suis à jamais, monsieur, votre très-affectionné ami. Écrit un pied dans l’étrier et sur le point de partir ; je serai de retour dans quinze jours. (Œuvres posthumes, édit. de Berlin et de Londres.)