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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/353

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J’ai lu cette épître de d’Arnaud. Je ne crois pas que cela soit imprimé, ni doive l’être.

Je vous embrasse, mon cher ami,

Reçue le 15 novembre 1737.

790. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 13 (12) novembre[1].

Monsieur, je vous avoue qu’il n’est rien de plus trompeur que de juger des hommes sur leur réputation. L’Histoire du czar, que je vous envoie, m’oblige de me rétracter de ce que la haute opinion que j’avais de ce prince m’avait fait avancer. Il vous paraîtra, dans cette histoire, bien différent de ce qu’il est dans votre imagination ; et c’est, si je peux m’exprimer ainsi, un homme de moins dans le monde réel.

Un concours de circonstances heureuses, des événements favorables, et l’ignorance des étrangers, ont fait du czar un fantôme héroïque, de la grandeur duquel personne ne s’est avisé de douter. Un sage historien, en partie témoin de sa vie, lève un voile indiscret, et nous fait voir ce prince avec tous les défauts des hommes, et avec peu de vertus. Ce n’est plus cet esprit universel qui conçoit tout, et qui veut tout approfondir ; mais c’est un homme gouverné par des fantaisies assez nouvelles pour donner un certain éclat et pour éblouir. Ce n’est plus ce guerrier intrépide, qui ne craint et ne connaît aucun péril, mais un prince lâche, timide, et que sa brutalité abandonne dans les dangers. Cruel[2] dans la paix, faible à la guerre, admiré des étrangers, haï de ses sujets ; un homme enfin qui a poussé le despotisme aussi loin qu’un souverain puisse le pousser, et dont la fortune a tenu lieu de sagesse ; d’ailleurs, grand mécanicien, laborieux, industrieux, et prêt à tout sacrifier à sa curiosité.

Tel vous paraîtra, dans ces mémoires, le czar Pierre Ier. Et quoiqu’on soit obligé de détruire une infinité de préjugés avant que d’avoir le cœur de se le représenter ainsi dépouillé de ses grandes qualités, il est cependant sûr que l’auteur n’avance rien qu’il ne soit pleinement en état de prouver.

On peut conclure de là qu’on ne saurait être assez sur ses gardes, en jugeant les grands hommes. Tel qui a vu Pompée avec des jeux d’admiration, dans l’histoire romaine, le trouve bien différent quand il apprend à le connaître par les Lettres de Cicéron. C’est proprement de la faveur des historiens que dépend la réputation des princes. Quelques apparences de grandes actions ont déterminé les écrivains de ce siècle en faveur du czar, et leur imagination a eu la générosité d’ajouter à son portrait ce qu’ils ont cru qui pouvait y manquer.

  1. Cette lettre ne parvint à Voltaire que vers le milieu de janvier 1738.
  2. Voyez plus bas la lettre de Frédéric, du 28 mars 1738, où ce prince raconte à Voltaire avec quelle dextérité despotique Pierre Ier coupait la tête à des strélitz, en présence de l’ambassadeur prussien de Printzen.