Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/381

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de façon que votre cœur n’est point accessible aux vices ; et ce Créateur se sert de vous comme d’un organe, comme d’un instrument, comme d’un ministre, pour rendre la vertu plus respectable et plus aimable au genre humain. Vous avez voué votre plume à la vertu, et il faut avouer que c’est le plus grand présent qui lui ait jamais été fait. Les temples que les Romains lui consacrèrent sous divers titres servaient à l’honorer, mais vous lui faites des disciples. Vous travaillez à lui former des sujets, et donnez un exemple, par votre vie, de ce que l’humanité a de plus louable.

J’attends la Philosophie de Newton et l’Histoire de Louis XIV, qui, avec Césarion, me viendront le 16 janvier[1]. La goutte, la fièvre et l’amour, ont empêché mon petit ambassadeur de me joindre plus tôt. Il ne faut qu’un de ces maux pour déranger furieusement la liberté de notre volonté. Je ne manquerai pas de vous dire mon sentiment, avec toute la franchise possible, sur les ouvrages que vous avez bien voulu m’envoyer ; c’est la marque la plus manifeste que je puisse vous donner de l’estime que j’ai pour vous. Si je vous expose mes doutes, ce n’est point par arrogance, ce n’est point non plus que j’aie une haute opinion de mon habileté ; mais c’est pour découvrir la vérité. Mes doutes sont des interrogations, afin d’être plus foncièrement instruit, et pour éviter tous les obstacles qui pourraient se rencontrer dans une matière aussi épineuse qu’est celle de la métaphysique.

Ce sont là les raisons qui m’obligent à ne vous jamais déguiser mes sentiments. Il serait à souhaiter que tout commerce pût être un trafic de vérité ; mais combien y a-t-il d’hommes capables de l’écouter ? Une malheureuse présomption, une pernicieuse idée d’infaillibilité, une funeste habitude de voir tout ployer devant eux, les en éloignent. Ils ne sauraient souffrir que l’écho de leurs pensées, et ils poussent la tyrannie jusqu’à vouloir gouverner aussi despotiquement sur les pensées et sur les opinions[2] que les Russes peuvent gouverner une troupe de serviles esclaves. Il n’y a que la seule vertu qui soit digne d’entendre la vérité. Puisque le monde aime l’erreur, et qu’il veut se tromper, il faut l’abandonner à son mauvais destin ; et c’est selon moi l’hommage le plus flatteur qu’on puisse rendre à quelqu’un que de lui découvrir sans crainte le fond de ses pensées. En un mot, oser contredire un auteur, c’est rendre un hommage tacite à sa modération, à sa justice et à sa raison.

Vous me faites naître des espérances charmantes. Il ne vous suffit pas de m’instruire des matières les plus profondes, vous pensez encore à ma récréation. Que ne vous devrai-je pas ! Il est sûr que le ciel me devait, pour mon bonheur, un homme de votre mérite. Vous seul m’en valez des milliers.

Vous avez reçu à présent une bonne quantité de mes vers, que j’ai fait partir, à la fin de novembre, pour Cirey. J’aime la poésie à la passion ; mais

  1. Me joindront le 15 de janvier. (Variante des Œuvres posthumes.)
  2. Voilà de très-bons sentiments ; mais quand Voltaire alla demeurer en Prusse, Frédéric décacheta les lettres du philosophe, et se brouilla avec celui-ci, qui, en matière de littérature, ne reconnaissait point de rois. Comparez la correspondance de 1737 avec celle de 1753, et le prince royal avec le roi. (Cl.)