Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/560

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Jéricho, ferait tomber les armes de mes mains. Je n’ai d’autres droits sur Cirey que ceux que doit payer la reconnaissance à une amitié désintéressée. Nouveau Jason, j’enlèverais la toison d’or ; mais j’enlèverais en même temps le dragon qui garde ce trésor ; gare, madame la marquise !

Au moins, madame, vous ne tomberiez pas entre les mains des corsaires. En généreux vainqueur, je partagerais avec vous, ne vous déplaise, ce M. de Vollaire que vous voulez posséder toute seule.

Je reviens à vous, mon cher ami. De retour de mes conquêtes, il est juste que je jouisse du quartier d’hiver ; ce sera. M. de Maupertuis qui me le préparera. Vos idées sont excellentes sur son sujet[1] ; j’aurais souhaité que vous eussiez ajouté à ce que vous m’écrivez : et nous partagerons ce soin entre nous deux.

M. Thieriot m’annonce une nouvelle édition de votre Philosophie de Newton. Je me réserve de vous en remercier lorsque je l’aurai reçue. Je ne sais ce que font mes lettres ; elles doivent s’ennuyer cruellement en chemin. Il y a assurément quelque anicroche, car il y a plus de deux mois que l’encrier[2] pour Émilie est parti. Le gros paquet devait vous être remis par la voie de Lunéville ; je me flatte que vous l’avez à présent.

Je vous écris d’un endroit où résidait jadis un grand homme, et qu’habite maintenant le prince d’Orange. Le démon de l’ambition verse sur ses jours ses malheureux poisons. Ce prince, qui pourrait être le plus fortuné des hommes, est dévoré de chagrins dans son beau palais, au milieu de ses jardins et d’une cour brillante. C’est dommage, en vérité, car ce prince a d’ailleurs infiniment d’esprit, et des qualités respectables. J’ai beaucoup parlé de Newton avec la princesse ; de Newton nous avons passé à Leibnitz, et de Leibnitz à la feue reine d’Angleterre, qui, suivant ce que m’a dit le prince, était du sentiment de Clarke.

J’ai appris à cette cour que S’Gravesande n’avait point parlé de votre traduction de Newton de la manière dont je l’aurais souhaité. Mon Dieu ! les sentiments du cœur ne seront-ils donc jamais unis avec la grandeur, la richesse, l’esprit, et les sciences ?

Je n’ai point eu de lettres pendant tout mon voyage, quelques soins que je me sois donnés, et je ne sais ce que fait notre pauvre Parnasse délabré de Berlin.

Jordan grandira de deux doigts, quand il apprendra la place dont vous le jugez digne[3] ; votre lettre sera du bonbon que je lui donnerai à mon retour. Si ma plume pouvait vous dire tout ce que mon cœur pense, ma lettre n’aurait point de fin.

Le secret d’ennuyer est celui de tout dire[4].

  1. Ce passage et celui de la lettre page 503 prouvent que M. de Voltaire avait donné au prince la première idée de l’établissement d’une académie à Berlin, et d’en faire présidents M. de Maupertuis.
  2. Cet encrier, dont parle Voltaire dans sa lettre 880, est cité indirectement dans la lettre de Frédéric, du 31 mars précédent, comme petite bagatelle.
  3. Voyez page 502.
  4. Vers 172 du sixième Discours sur l’Homme.