Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/579

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une pierre de touche à laquelle je peux toujours reconnaître la valeur de mes pensées. L’humanité, cette vertu si rocommandable, et qui renferme toutes les autres en elle, devrait, selon moi, être le partage de tout homme raisonnable, et, s’il arrivait que cette vertu s’éteignît dans tout l’univers, il faudrait encore qu’elle fût immortelle chez les princes.

Vos idées me sont trop avantageuses. Voltaire le politique me souhaite la couronne impériale ; Voltaire le philosophe demanderait au ciel qu’il daignât me pourvoir de sagesse ; et Voltaire mon ami ne me souhaiterait que sa compagnie pour me rendre heureux. Non, mon cher ami, je ne désire point les grandeurs : et, si elles ne me viennent chercher, je ne les chercherai jamais.

Ce voyage projeté un peu trop tard pour ma satisfaction, et qui peut-être ne se fera jamais, pour mon malheur, m’aurait mis au comble de la félicité. Si j’avais vu la marquise et vous, j’aurais cru avoir plus profité de ce voyage que Clairaut et Maupertuis, que La Condaniine, et tous vos académiciens qui ont parcouru l’univers afin de trouver une ligne. Les gens d’esprit sont, selon moi, la quintessence du genre humain, et j’en aurais vu la fleur d’un coup d’œil. Je dois accuser votre esprit et celui de la divine Émilie de paresse, de n’avoir point enfanté ce projet plus tôt. Il est trop tard à présent. Je ne vois plus qu’un remède, et ce remède ne tardera guère : c’est la mort de l’électeur palatin[1]. Je vous avertirai à temps. Veuille le ciel que la marquise et vous puissiez vous trouver à cette terre[2], où je pourrais alors sûrement jouir d’un bonheur plus délicieux que celui du paradis !

Je suis indigné contre votre nation et contre ceux qui en sont les chefs, de ce qu’ils ne répriment point l’acharnement cruel de vos envieux. La France se flétrit en vous flétrissant, et il y a de la lâcheté en elle de souffrir cette impunité. C’est contre quoi je crie, et ce que n’excuseront point vos généreuses paroles : Seigneur, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[3].

J’aurai beaucoup d’obligation à la marquise de sa Dissertation sur le feu, qu’elle veut bien m’envoyer. Je la lirai pour m’instruire ; et, si je doute de quelques bagatelles, ce sera pour mieux connaître le chemin de la vérité. Faites-lui, s’il vous plaît, mille assurances d’estime.

Voici une pièce nouvellement achevée ; c’est le premier fruit de ma retraite. Je vous l’envoie, comme les païens offraient leurs prémices aux dieux. Je vous demande, en revanche, de la sincérité, de la vérité, et de la hardiesse.

Je me compte heureux d’avoir un ami de votre mérite ; soyez-le toujours, je vous en prie, et ne soyez qu’ami. Ce caractère vous rendra encore plus aimable, s’il est possible, à mes yeux ; étant avec toute l’estime imaginable, mon cher ami, votre très-fidèle,

Fédéric.
  1. Charles-Philippe, mort le 31 décembre 1742.
  2. Voyez la lettre 925.
  3. Luc, XXIII, 34.