Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/588

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sommes de retour du pays de Cléves, ce qui rompt entièrement votre projet.

Je reconnais tout le prix de votre amitié et des attentions obligeantes de la marquise. Il ne se peut assurément rien de plus flatteur que l’idée de la divine Émilie. Je crois cependant que, malgré l’avantage d’une acquisition, et l’achat d’une seigneurie, je n’aurais pas joui du bonheur ineffable de vous voir tous les deux.

On aurait envoyé à Ham quelque conseiller bien pesant, qui aurait dressé très-méthodiquement et très-scrupuleusement l’accord de la vente, qui vous aurait ennuyés magnifiquement, et qui, après avoir usé des formalités requises, aurait passé et paraphé le contrat : et pour moi, j’aurais eu l’avantage de questionner à son retour monsieur le conseiller sur ce qu’il aurait vu et entendu ; qui, au lieu de me parler de Voltaire et d’Émilie, m’aurait entretenu d’arpents de terre, de droits seigneuriaux, de privilèges, et de tout le jargon des sectateurs de Plutus.

Je crois que, si la marquise voulait attendre jusqu’à la mort de l’électeur palatin, dont la santé et l’âge menacent ruine, elle trouverait plus de facilité alors à se défaire de cette terre qu’à présent.

J’ai dans l’esprit, sans pouvoir trop dire pourquoi, que le cas de la succession viendra à exister le printemps prochain. Notre marche au pays de Berg et de Juliers en sera une suite immanquable ; la marquise ne pourrait-elle point, si cela arrivait, se rendre sur cette seigneurie voisine de ces duchés ? et le digne Voltaire ne pourrait-il point faire une petite incursion jusqu’au camp prussien ? J’aurais soin de toutes vos commodités ; on vous préparerait une bonne maison dans un village prochain du camp, où je serais à portée de vous aller voir, et d’où vous pourriez vous rendre à ma tente en peu de temps, et selon que votre santé le permettrait. Je vous prie d’y aviser, et de me dire naturellement ce que vous pourrez faire en ma faveur. Ne hasardez rien toutefois qui puisse vous causer le moindre chagrin de la part de votre cour. Je ne veux pas payer au prix de vos désagréments les moments de ma félicite.

La marquise, dont je viens de recevoir une lettre, me marque qu’elle se flattait de ma discrétion à l’égard de toutes les pièces manuscrites que je tiens de votre amitié. Je ne pense pas que vous ayez la moindre inquietude sur ce sujet ; vous savez ce que je vous ai promis, et, d’ailleurs, l’indiscrétion n’est point du tout mon défaut.

Lorsque je reçois de vos nouveaux ouvrages, je les lis en présence de Keyserlingk et de Jordan, après quoi je les confie à ma mémoire, et je les retiens comme les paroles de. Moïse, que les rois d’Israël étaient obligés de se rendre familières[1]. Ces pièces sont ensuite serrées dans l’arrière-cabinet de mes archives, d’où je ne les retire que pour les lire moi seul. Vos lettres ont un même sort, et quoiqu’on se doute de notre commerce, personne ne sait rien de positif là-dessus. Je ne borne point à cela mes précautions. J’ai pourvu plus loin, et mes domestiques ont ordre de brûler un certain paquet, en cas que je fusse en danger, et que je me trouvasse à l’extrémité.

  1. Voyez Deutéronome, XXXI, 19 ; XXXII, 46.