Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/59

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l’amitié que vous avez eue pour lui ; M. d’Argental vous en parlera. Ne me laissez pas ignorer, je vous en prie, les dispositions que vous ferez pour la pièce.

Il serait nécessaire, pour cent bonnes raisons, que le croquechenille n’eût plus son entrée : cela est essentiel, et cela dépend de votre prudence.

Je suis à vos pieds, aimable Thalie.


576. — À M. DE LAMARE[1].
À Cirey, le 15 mars.

Je me flatte, monsieur, que, quand vous ferez imprimer quelques-uns de vos ouvrages, vous le ferez avec plus d’exactitude que vous n’en avez eu dans l’édition de Jules César. Permettez que mon amitié se plaigne que vous avez hasardé, dans votre préface, des choses sur lesquelles vous deviez auparavant me consulter.

Vous dites, par exemple, que, dans certaines circonstances, le parricide était regardé comme une action de courage, et même de vertu, chez les Romains : ce sont de ces propositions qui auraient grand besoin d’être prouvées.

Il n’y a aucun exemple de fils qui ait assassiné son père pour le salut de la patrie. Brutus est le seul ; encore n’est-il pas absolument sûr qu’il fût le fils de César.

Je crois que vous deviez vous contenter de dire que Brutus était stoïcien et presque fanatique, féroce dans la vertu, et incapable d’écouter la nature quand il s’agissait de sa patrie, comme sa lettre à Cicéron le prouve.

Il est assez vraisemblable qu’il savait que César était son père, et que cette considération ne le retint pas ; c’est même cette circonstance terrible et ce combat singulier entre la tendresse et la fureur de la liberté qui seuls pouvaient rendre la pièce intéressante : car de représenter des Romains nés libres, des sénateurs opprimés par leur égal, qui conspirent contre un tyran, et qui exécutent de leurs mains la vengeance publique, il n’y a rien là que de simple ; et Aristote (qui, après tout, était un très-grand génie) a remarqué, avec beaucoup de pénétration et de connaissance du cœur humain, que cette espèce de tragédie est languissante et insipide : il l’appelle la plus vicieuse de toutes ; tant l’insipidité est un poison qui tue tous les plaisirs !

  1. Voyez la note sur la lettre 536.