Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/249

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Adieu ; je vais trouver Roxane de ce pas,
Et je vous quitte. — Et moi, je ne vous quitte pas.

( Acte II, scène v.)

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Que parlez-vous, madame, et d’époux, et d’amant ?
ciel ! de ce discours quel est le fondement ?
Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?
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Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment
Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.
Madame, finissons et mon trouble et le vôtre ;
Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.
Roxane n’est pas loin, etc.

( Acte III, scène iv.)

Je vous demande, monsieur, si à ce style, dans lequel tout le rôle de ce Turc est écrit, vous reconnaissez autre chose qu’un Français[1] qui s’exprime avec élégance et avec douceur ? Ne désirez-vous rien de plus mâle, de plus fier, de plus animé dans les expressions de ce jeune Ottoman qui se voit entre Roxane et l’empire, entre Atalid" et la mort ? C’est à peu près ce que Pierre Corneille disait, à la première représentation de Bajazet, à un vieillard qui me l’a raconté : « Cela est tendre, touchant, bien écrit ; mais c’est toujours un Français qui parle. » Vous sentez bien, monsieur, que cette petite réflexion ne dérobe rien au respect que tout homme qui aime la langue française doit au nom de Racine. Ceux qui désirent un peu plus de coloris à Raphaël et au Poussin ne les admirent pas-moins. Peut-être qu’en général cette maigreur, ordinaire à la versification française, ce vide de grandes idées, est un peu la suite de la gêne de nos phrases[2] et de notre poésie. Nous avons besoin de hardiesse, et nous devrions ne rimer que pour les oreilles : il y a vingt ans que j’ose le dire. Si un vers finit par le mot terre, vous êtes sûr de voir la guerre à la fin de l’autre ; cependant prononce-t-on terre autrement que père et mère ? Prononce-t-on sang autrement que camp ? Pourquoi donc craindre de faire rimer aux yeux ce qui rime aux oreilles ? On doit songer, ce me semble, que l’oreille n’est juge que des sons, et non de la figure des caractères. Il ne faut point multiplier les obstacles sans nécessité, car alors c’est diminuer les beautés.

  1. « … Français qui appelle sa Turque madame, et qui s’exprime, etc. » (Texte des éditions de Kehl.)
  2. « … de nos phrases et de notre rime. Nous avons besoin. » (Texte des éditions de Kehl.)