Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/333

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amitié si précieuse que je me dispense déjà des cérémonies qui ne sont pas faites pour elle.


1195. — À M. DE CIDEVILLE.
À Paris, le 5 septembre[1].

Mon cher ami, je suis bien coupable, mais comptez que quand on ne vous écrit point, et qu’on ne reçoit point de vos nouvelles, on est bien puni de sa faute. La première chose que je fais en arrivant à Paris, c’est de vous dire combien j’ai tort. Cependant, si je voulais, je trouverais bien de quoi m’excuser ; je vous dirais que j’ai mené une vie errante, et que dans les moments de repos que j’ai eus, j’ai travaillé dans l’intention de vous plaire. Quoique l’air de Bruxelles n’ait pas la réputation d’inspirer de bons vers, je n’ai pas laissé de reprendre ma lime et mon rabot ; et, ne me sentant pas encore tout à fait apoplectique[2], j’ai voulu mettre à profit le temps que la nature veut bien encore laisser à mon imagination.

J’étais en beau train, quand un maudit cartésien, nommé Jean Banières, m’est venu harceler par un gros livre[3] contre Newton. Adieu les vers ; il faut répondre aux hérétiques, et soutenir la cause de la vérité. J’ai donc remis ma lyre dans mon étui, et j’ai tiré mon compas. À peine travaillais-je à ces tristes discussions que la divine Émilie s’est trouvée dans la nécessité de partir pour Paris, et me voilà.

J’ai appris, quelques jours avant mon arrivée en cette bruyante ville, que notre Linant avait gagné le prix[4] de l’Académie française. Je lui en ai fait mon compliment, et je m’en réjouis avec vous. C’est vous qui l’avez fait poëte, et la moitié du prix vous appartient. J’espère que cet honneur éveillera sa paresse et fortifiera son génie. Il m’a envoyé son discours, dans lequel j’ai trouvé de très-bonnes choses, et, surtout, ce qui caractérise l’écrivain d’un esprit au-dessus du commun, images et précision. Je lui souhaite de la gloire et de la fortune. J’espère qu’on jouera

  1. Voltaire data cette lettre, par distraction, du 5 aoust ; les allusions qu’elle contient prouvent qu’elle est du 5 septembre.
  2. J.-B. Rousseau se ressentait toujours d’une attaque de paralysie qu’il avait eue à la fin de janvier 1738, et il composait encore des vers qui, selon Voltaire, étaient fort médiocres et sentaient le vieillard apoplectique.
  3. Examen et Réfutation des Éléments de la Philosophie de Newton ; voyez tome XXII, page 398.
  4. Le sujet donné pour le prix de poésie, en 1739, était les Progrès de l’Éloquence sous le règne de Louis le Grand.