Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/391

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point est de savoir si le cœur ne sera pas à la glace quand Zulime, changeant tout d’un coup d’intérêt, clabaudera pour la perte de son père le trouble-fête. Elle n’est point dans le cas de la jeune et innocente Chimène ; c’est une femme un peu effrontée qui a franchi toutes les barrières, et qui, après avoir résisté en face à monsieur son père, peut l’enterrer sans tant de remords. On sent bien que cet excès de douleur de Zulime, cette ardeur de venger un père très-importun sur un amant qu’elle adore, est un sentiment plus honnête que naturel, une passion de commande ; mais malheur sur la scène à ces sentiments-là ! il ne faut que des passions bien vraies ; la plus effrontée réussira plus que la bienséante, si elle est naturelle : c’est là surtout ce qui m’a fait trembler pour Zulime.

Peut-être aurez-vous une douzaine de représentations ; mais je ne veux jamais avoir fait cette pièce. Il n’y a que les trois premiers actes de supportables. Je demande en grâce qu’elle ne soit point imprimée, que Mlle  Quinault vous en remette la copie, après les douze jours de vie que cette pauvre diablesse aura eus. Que Minet ne transcrive ni la pièce ni les rôles. Ayez la bonté, mes saints anges, d’envoyer chercher un écrivain qui fasse tout sous vos ordres, et que l’abbé Moussinot payera.

Souffrez par les mêmes raisons que je ne me découvre point à la petite Gaussin : elle est aussi incapable de garder un secret que de conserver un amant. Bonne créature ! Sed plena rimarum, hac illac diffluit[1]. J’ai extrêmement à cœur de ne point passer pour l’auteur de cette pièce, qui me parait sans génie.

Il y aurait bien quelque chose de plus raisonnable peut-être à faire : ce serait de l’oublier, et de jouer Mahomet. Quand ce Mahomet ne serait joué que sept fois en carême, je le ferais imprimer, parce qu’il y a plus de neuf, plus d’invention, plus de choses, dans une seule scène de ce drôle-là, que dans toutes les lamentations amoureuses de la faible Zulime. J’envoie à tout hasard aujourd’hui, par la poste, les deux derniers actes de Mahomet, à l’adresse de monsieur l’intendant des classes[2]. Après cela, jugez, faites à votre serviteur selon votre sainte volonté. Je suis résigné à vous pour ma vie.

Si vous persistez à faire jeûner le public ce carême avec Zulime, vous pouvez aisément faire parler à Gaussin, et lui donner

  1. Plenus rimarum sum ; hac atque illac perfluo.

    (Térence, l’Eunuque, acte I, scène ii, v. 25.)
  2. Pont-de-Veyle. Voyez la lettre 1216.