Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/565

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puni par le déluge d’avoir quitté mon roi ; je vais, si je puis, me réfugier à Clèves ; je me flatte que ses troupes auront trouvé de meilleurs chemins. Pour Sa Majesté, elle a trouvé le chemin de la gloire de bien bonne heure. J’entrevois de bien grandes choses ; mon roi agit comme il écrit. Mais se souviendra-t-il encore de son malheureux serviteur, qui s’en est allé presque aveugle[1], et qui ne sait plus où il va, mais qui sera jusqu’au tombeau, avec le plus profond et le plus tendre respect, de Sa Majesté le très-humble, très-obéissant serviteur et admirateur ?


1387. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Clèves, ce 15 décembre.

Grand roi, je vous l’avais prédit[2]
Que Berlin deviendrait Athène
Pour les plaisirs et pour l’esprit ;
La prophétie était certaine.

Mais quand, chez le gros Valori,
Je vois le tendre Algarotti
Presser d’une vive embrassade
Le beau Lugeac[3], son jeune ami,
Je crois voir Socrate affermi
Sur la croupe d’Alcibiade ;
Non pas ce Socrate entêté.
De sophismes faisant parade,
À l’œil sombre, au nez épaté,
À front large, à mine enfumée ;
Mais Socrate Vénitien,
Aux grands yeux, au nez aquilin
Du bon saint Charles Borromée.
Pour moi, très-désintéressé
Dans ces affaires de la Grèce,
Pour Frédéric seul empressé,
Je quittais étude et maîtresse ;
Je m’en étais débarrassé ;
Si je volai dans son empire,
Ce fut au doux son de sa lyre ;
Mais la trompette m’a chassé.

  1. Voltaire avait une ophthalmie en quittant Berlin.
  2. Voyez la lettre 736.
  3. Charles-Antoine de Guérin, connu sous le nom de marquis de Lugeac, d’abord page de Louis XV. ( Cl.)