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1570. — DE VAUVENARGUES[1].
Nancy, le 4 avril 1743.

Il y a longtemps, monsieur, que j’ai une dispute ridicule, et que je ne veux finir que par votre autorité : c’est sur une matière qui vous est connue. Je n’ai pas besoin de vous prévenir par beaucoup de paroles. Je veux vous parler de deux hommes que vous honorez, de deux hommes qui ont partagé leur siècle, deux hommes que le monde admire, en un mot Corneille et Racine ; il suffit de les nommer. Après cela oserai-je vous dire les idées que j’en ai formées ; en voici du moins quelques-unes.

Les héros de Corneille disent de grandes choses sans les inspirer : ceux de Racine les inspirent sans les dire. Les uns parlent, et longuement, afin de se faire connaître ; les autres se font connaître parce qu’ils parlent. Surtout, Corneille parait ignorer que les hommes se caractérisent souvent davantage par les choses qu’ils ne disent pas que par celles qu’ils disent.

Lorsque Racine veut peindre Acomat, il lui fait dire ces vers :

Quoi tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée ?
Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir,
Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur visîr[2]  ?

L’on voit, dans les deux premiers vers, un général disgracié, qui s’attendrit par le souvenir de sa gloire et sur l’attachement des troupes ; dans les deux derniers, un rebelle qui médite quelque dessein. Voilà comme il échappe aux hommes de se caractériser sans aucune intention marquée. On en trouverait un million d’exemples dans Racine, plus sensibles que celui-ci : c’est là sa manière de peindre. Il est vrai qu’il la quitte un peu lorsqu’il met dans la bouche du même Acomat :

Et s’il faut que je meure,
Mourons, moi, cher Osmin, comme un visir, et toi,
Comme le favori d’un homme tel que moi[3].

Ces paroles ne sont peut-être pas d’un grand homme ; mais je les cite parce qu’elles semblent imitées du style de Corneille ; et c’est là ce que j’appelle, en quelque sorte, parler pour se faire connaître, et dire de grandes choses sans les inspirer.

Je sais qu’on a dit de Corneille qu’il s’était attaché à peindre les hommes tels qu’ils devraient être. Il est donc sûr au moins qu’il ne les a pas peints tels qu’ils étaient ; je m’en tiens à cet aveu-là. Corneille a cru donner sans doute à ses héros un caractère supérieur à celui de la nature. Les peintres

  1. Toute la correspondance entre Voltaire et Vauvenargues a pu être donnée plus complétement et rangée en meilleur ordre, grâce au travail de M. Gilbert sur la correspondance de Vauvenargues (Paris, Furne, 1857).
  2. Bajazet, acte I, scène i.
  3. Bajazet, acte IV, scène vii.