Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/203

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n’ont pas eu la même présomption. Quand ils ont voulu peindre les esprits célestes, ils ont pris les traits de l’enfance : c’était néanmoins un beau champ pour leur imagination ; mais c’est qu’ils étaient persuadés que l’imagination des hommes, d’ailleurs si féconde en chimères, ne pouvait donner de la vie à ses propres inventions. Si le grand Corneille, monsieur, avait fait encore attention que tous les panégyriques étaient froids, il en aurait trouvé la cause en ce que les orateurs voulaient accommoder les hommes à leurs idées, au lieu de former leurs idées sur les hommes.

Corneille n’avait point de goût, parce que le bon goût n’étant qu’un sentiment vif et fidèle de la belle nature, ceux qui n’ont pas un esprit naturel ne peuvent l’avoir que mauvais[1]. Aussi l’a-t-il fait paraître, non-seulement dans ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modèles, ayant préféré les Latins et l’enflure des Espagnols aux divins génies de la Grèce.

Racine n’est pas sans défauts quel homme en fut jamais exempt mais lequel donna jamais au théâtre plus de pompe et de dignité ? qui éleva plus haut la parole et y versa plus de douceur ? Quelle facilité, quelle abondance, quelle poésie, quelles images, quel sublime dans Athalie, quel art dans tout ce qu’il a fait, quel caractère ! Et n’est-ce pas encore une chose admirable qu’il ait su mêler aux passions et à toute la véhémence et la naïveté du sentiment, tout l’or de l’imagination ? En un mot il me semble aussi supérieur à Corneille par la poésie et le génie que par l’esprit, le goût et la delicatesse. Mais l’esprit principalement a manqué à Corneille ; et lorsque je compare ses préceptes et ses longs raisonnements aux froides et pesantes moralités de Rousseau dans ses épîtres, je ne trouve ni plus de pénétration, ni plus d’étendue d’esprit à l’un qu’à l’autre.

Cependant les ouvrages de Corneille sont en possession d’une admiration bien constante, et cela ne me surprend pas. Y a-t-il rien qui se soutienne davantage que la passion des romans ? Il y en a qu’on ne relit guère, j’en conviens mais on court tous les ouvrages qui paraissent dans le même genre, et l’on ne s’en rebute point. L’inconstance du public n’est qu’à l’égard des auteurs, mais son goût est constamment faux. Or la cause de cette contrariété apparente, c’est que les habiles ramènent le jugement du public ; mais ils ne peuvent pas de même corriger son goût, parce que l’âme a ses inclinations indépendantes de ses opinions. Ce qu’elle ne sent pas d’abord, elle ne le sent point par degrés comme elle fait en jugeant ; et voilà ce qui fait que l’on voit des ouvrages que le public critique après les maîtres, qui ne lui en plaisent pas moins, parce que le public ne les critique que par réflexion et les goûte par sentiment.

D’expliquer pourquoi les romans meurent dans un si prompt oubli, et Corneille soutient sa gloire, c’est là l’avantage du théâtre. On y fait revivre les morts ; et comme on se dégoûte bien plus vite de la lecture d’une action que de sa représentation, on voit jouer dix fois sans peine une tragédie très-médiocre, qu’on ne pourrait jamais relire. Enfin les gens du métier soutiennent les ouvrages de Corneille, et c’est la plus forte objection. Mais peut-être y en

  1. Le goût. La phrase est peu correcte, grammaticalement.