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1675. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Champs, septembre.

Je partis pour Champs[1], mon adorable ange, au lieu de dîner. Je me mis dans le trémoussoir de l’abbé de Saint-Pierre, et me voilà un peu mieux. Ayez donc la bonté de me renvoyer notre Princesse crayonnée de votre main ; ajoutez à toutes les peines que vous daignez prendre celle de me pardonner mon impuissance. Vous ordonnez que cette première scène, entre le duc de Foix et sa dame, soit des plus touchantes ; je ne l’ai regardée que comme une scène de préparation qui excite la curiosité, qui laisse échapper des sentiments, mais qui ne les développe point, qui irrite le désir et qui n’entame point la passion. Si cette scène avait le malheur d’être passionnée, la scène suivante, qui me parait bien plus piquante, deviendrait très-insipide. Je sacrifierai pourtant, autant que je pourrai, mes idées à vos ordres, je tâcherai d’échauffer encore un peu cette scène des deux amants ; mais permettez-moi de ménager les teintes, et de ne pas prodiguer des sentiments qui doivent être ménagés et filés jusqu’à la fin. J’ôterai, si vous voulez, le mot d’outrageuse, quoiqu’il soit dans Boileau et dans Corneille.

Vous vous intéressez tant aux arts que vous ne souffrirez pas que Mlle Clairon joue d’une manière raisonnée et froide ce troisième acte, où elle doit faire éclater le pathétique et le désespoir le plus douloureux ; ce serait un contre-sens du cœur, et ceux-là sont les plus impardonnables.

Je sais bien que ces deux vers du discours,

Ennuyer son héros est une triste chose ;
Nous l’accablons de vers, nous l’endormons en prose,


sont trop faibles, et ne répondent pas assez à l’idée que vous avez qu’il ne faut pas avoir l’air de se mettre au-dessus de son prochain. N’aimeriez-vous pas mieux :

Ô ma prose, mes vers ! gardez-vous de paraitre ;
Il est dur d’ennuyer son héros et son maître[2] ?

  1. Champs-sur-Marne, village à cinq lieues de Paris, actuellement de l’arrondissement de Meaux, canton de Lagny. Le fameux Paul Poisson de Bourvalais, d’abord paysan, valet et huissier, et ensuite seigneur de Champs, y fit construire un magnifique château où le frère de Louis XIV allait souvent jouer et manger. Ce même château appartenant, en 1745, au duc de La Vallière, c’était de là que Voltaire, fort lié avec ce dernier, datait ses lettres quand il allait l’y voir. Voyez une lettre du 25 juin 1745, à Cideville. (Cl.)
  2. Ces vers et ceux qui les précèdent n’ont pas été conservés dans le discours ou poëme Sur les Événements de l’année 1744.