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1694. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Paris, ce lundi[1].

Voici un prologue, voici des mémoires justificatifs, voici des consultations ; ayez surtout la bonté de me répondre sur le feu d’artifice. Me suis-je trompé ? Cette idée ne fournit-elle pas un spectacle plein de galanterie, de magnificence, et de nouveauté ? Je ne vois plus qu’un étang ; on m’a enfourné dans une bouffonnerie, dont j’ai peur de ne me pas tirer. Je travaille avec un dégoût extrême ; je ne suis soutenu que par vos bontés. Dites à M. de Solar que ni Virgile ni Le Tasse n’ont été improvisatori ; on

    libre lui-même. Sa dureté et sa barbarie, quoiqu’elle soit adoucie par les bons écrivains anglais, ne sauraient se comparer avec la pureté et l’élégance naturelle de la langue italienne.


    N’ai-je pas vraiment raison de me plaindre de ma cruelle destinée, quand je songe que les maladies continuelles qui détruisent ma vie m’ôtent la consolation d’aller à Rome et de payer en personne à Votre Éminence le tribut des sincères respects que je suis réduit à lui envoyer par lettre ?

    Je reçois avec une vive reconnaissance ses précieuses faveurs, et je lui serais infiniment obligé si elle daignait m’envoyer les Œuvres du marquis Orsi, dont elle me parle dans sa très-honorée lettre.

    Je pense assurément que notre Boileau a été trop rigoureux pour le grand Tasse. Il y a bien chez lui quelques concetti, quelques froideurs ; mais on en trouve même dans Virgile :

    Ils étaient prisonniers, et je n’ai pu les prendre !
    Troie entière a btûlé sans les réduire en cendre !
    En tombant sous mes coups, mesure l’Italie.

    Il y en a même dans Homère, et ce défaut se rencontre trop souvent dans Milton. Mais

    Lorsqu’un ouvrage est beau, qu’importent quelques taches

    Il me semble que Crescimbeni serait de tous les auteurs celui qui me donnerait la connaissance la plus exacte et la plus approfondie de cette belle langue. La Bibliotheque de Fontanini ne se trouve pas ici ; et puisque Votre Éminence a daigné avoir la bonté de me promettre ces livres, je serai entièrement redevable à ses faveurs du peu d’italien que je pourrai savoir ; et, désespérant de pouvoir me mettre à Rome sous la protection de Votre Éminence, je profiterai du moins à Paris de tant de bonté. Aurait-elle l’extrême complaisance de m’envoyer ces beaux présents à l’adresse de monseigneur le cardinal de Tencin ou de M. le marquis d’Argenson, ministre d’État aux affaires étrangères ?

    En attendant, je baise humblement la pourpre sacrée de Votre Éminence, et, profondément incliné devant elle, j’ose me dire, de Votre Éminence, le très-humble, très-dévoué et très-obligé serviteur. (A. F.)

  1. Cette lettre, dans laquelle il est question des répétitions de la Princesse de Navarre, jouée le 23 février 1745, dut être écrite quelques semaines auparavant. (Cl.)