Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/353

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mais il me semble que son cœur n’était pas si sensible que le vôtre. C’est cette extrême sensibilité que j’aime ; sans elle vous n’auriez point fait cette belle oraison funèbre[1] dictée par l’éloquence et la tendre amitié. La première façon dont vous l’aviez commencée me parait sans comparaison plus touchante, plus pathétique, que la seconde ; il n’y aurait seulement qu’à en adoucir quelques traits, et à ne pas comprendre tous les hommes dans le portrait funeste que vous en faites ; il y a sans doute de belles âmes, et qui pleurent leurs amis avec des larmes véritables. N’en êtes-vous pas une preuve bien frappante, et croyez-vous être assez malheureux pour être le seul qui soyez sensible ? Ne parlons plus de La Fontaine ; qu’importe qu’en plaisantant on ait donné le nom d’instinct au talent singulier d’un homme qui avait toujours vécu à l’aventure, qui pensait et parlait en enfant sur toutes les choses de la vie, et qui était si loin d’être philosophe ? Ce qui me charme surtout de vos réflexions, monsieur, et de tout ce que vous voulez bien me communiquer, c’est cet amour si vrai que vous témoignez pour les beaux-arts ; c’est ce goût vif et délicat qui se manifeste dans toutes vos expressions. Venez donc à Paris ; j’y profiterai avec assiduité de votre séjour. Vous serez peut-être étonné de recevoir une lettre de moi, datée de Versailles. La cour ne semblait guère faite pour moi mais les grâces que le roi m’a faites[2] m’y arrêtent, et j’y suis à présent plus par reconnaissance que par intérêt. Le roi part[3], dit-on, les premiers jours du mois prochain, pour aller nous donner la paix à force de victoires. Vous avez renoncé à ce métier qui demande un corps plus robuste que le vôtre, et un esprit peu philosophique ; c’est bien assez d’y avoir consacré vos plus belles années. Employez, monsieur, le reste de votre vie à vous rendre heureux, et songez que vous contribuerez à mon bonheur quand vous m’honorerez de votre commerce, dont je sens tout le prix.


1710. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON[4],
ministre des affaires étrangères.

Que Dieu récompense la reine ou l’impératrice de toutes les Russies, et vous, ange de la paix ! Je n’ose écrire sans être sous

  1. L’Éloge du jeune de Seitres. Voyez la lettre 1688.
  2. Voltaire venait d’être nommé gentilhomme et historiographe de France.
  3. Louis XV partit de Versailles, accompagné du Dauphin, et arriva au camp de Tournai le 8 mai 1745. Le 11 eut lieu la bataille de Fontenoy.
  4. Ce billet, daté dans Beuchot du 9 mai, est antérieur à celui du 3 mai peut-être est-il du 9 avril.