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J’ai exécuté tous vos ordres sur le poëme de la Sapho[1] de Normandie. Adieu, vous qui en êtes l’Anacréon ; aimez toujours ce pauvre malade. Je vous embrasse tendrement. Mme du Châtelet vous fait mille compliments. V.


1845. — À M. LE COMTE DE TRESSAN.
À Paris, ce 21 août.

Je dois passer, monsieur, dans votre esprit, pour un ingrat et pour un paresseux. Je ne suis pourtant ni l’un ni l’autre ; je ne suis qu’un malade dont l’esprit est prompt et la chair très-infirme[2]. J’ai été, pendant un mois entier, accablé d’une maladie violente, et d’une tragédie qu’on me faisait faire pour les relevailles de madame la dauphine. C’était à moi naturellement de mourir, et c’est madame la dauphine qui est morte, le jour que j’avais achevé ma pièce. Voilà comme on se trompe dans tous ses calculs !

Vous ne vous êtes assurément pas trompé sur Montaigne. Je vous remercie bien, monsieur, d’avoir pris sa défense. Vous écrivez plus purement que lui, et vous pensez de même. Il semble que votre portrait, par lequel vous commencez, soit le sien. C’est votre frère que vous défendez, c’est vous-même. Quelle injustice criante de dire que Montaigne n’a fait que commenter les anciens ! Il les cite à propos, et c’est ce que les commentateurs ne font pas. Il pense, et ces messieurs ne pensent point. Il appuie ses pensées de celles des grands hommes de l’antiquité ; il les juge, il les combat, il converse avec eux, avec son lecteur, avec lui-même ; toujours original dans la manière dont il présente les objets, toujours plein d’imagination, toujours peintre, et, ce que j’aime, toujours sachant douter. Je voudrais bien savoir, d’ailleurs, s’il a pris chez les anciens tout ce qu’il dit sur nos modes, sur nos usages, sur le nouveau monde découvert presque de son temps[3], sur les guerres civiles dont il était le témoin, sur le fanatisme des deux sectes qui désolaient la France. Je ne pardonne à ceux qui s’élèvent contre cet homme charmant que parce qu’ils nous ont valu l’apologie que vous avez bien voulu en faire.

  1. Mme du Boccage.
  2. Saint Matthieu, ch. xxvi, v. 41 ; et saint Marc, ch. xiv, v. 38.
  3. Michel de Montaigne naquit le 28 février 1533, environ quarante ans après la découverte de l’Amérique.