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1932. — À M. MARMONTEL,
à paris.
À Lunéville, le 15 décembre.

Mon cher ami, voici ce qui m’est arrivé vous verrez que je ne suis pas heureux. J’étais à la suite du roi de Pologne, dans une de ses maisons de campagne ; un paquet, qui, dit-on, contenait des livres, arrive à Lunéville, et, comme il y avait ordre de renvoyer tous les gros paquets qui n’étaient pas contresignés, on renvoie le paquet à Paris. Je soupçonne que c’était Denis, et je sens tout ce que j’ai perdu. Heureusement nous avons ici ce Denis si bien écrit, si rempli de belles choses, et si approuvé de tous les gens de goût. Mon cher ami, j’ai été attendri jusqu’aux larmes de votre charmante Épître[1]. Elle me fait autant de plaisir que d’honneur : c’est un monument que vous érigez à l’amitié ; c’est un exemple que vous donnez aux gens de lettres ; c’est le modèle ou la condamnation de leur conduite ; jamais le cœur n’a parlé avec plus d’éloquence ; c’est le chef-d’œuvre de l’esprit et de la vertu. L’amitié d’un cœur comme le vôtre console de toutes les fureurs de l’envie, et ajoute au bonheur de mes jours. Ce que vous dites sur notre respectable ami Vauvenargues[2] doit bien faire souhaiter d’être de vos amis. Tout ce que je désire, c’est d’hériter des sentiments que vous aviez pour lui. Donnez-moi la part qu’il avait dans votre cœur, voilà ma fortune faite. Je compte vous revoir incessamment, vous embrasser, vous dire à quel point je suis pénétré de l’honneur que vous m’avez fait, et vous jurer une amitié qui durera autant que ma vie. Je parie que je trouverai votre nouvelle tragédie[3] achevée. Je m’imagine que les plaisirs font chez vous les entr’actes un peu longs, et que vous quittez souvent Melpomène pour quelque chose de mieux ; mais vous êtes comme les héros qui réunissent les plaisirs et la gloire. Adieu ; vous faites la mienne. Je vous embrasse mille fois. Mme  du Châtelet est charmée de vos talents, et vous fait ses compliments.

  1. En tête de Denis le Tyran.
  2. Voici les vers de Marmontel sur Vauvenargues :

    Ce Vauvenargue enfin qui fit voir à la terre
    Un juste dans le monde, un sage dans la guerre,
    Un cœur stoïque et tendre, et qui, maître de lui,
    Insensible à ses maux, sentait tous ceux d’autrui.

  3. Aristomène, jouée le 30 avril 1749.