Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/74

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Toute l’Europe se prépare à la guerre ; Dieu veuille que ce soit pour avoir la paix !

Adieu, mon cher monsieur ; je vous aime tout comme si je vous écrivais tous les jours. Mon cœur n’est pas paresseux. Mme du Châtelet vous fait mille compliments. Je vous embrasse sans cérémonie.


1451. – À M. HELVÉTIUS.
À Bruxelles, ce 20 juin.

Je me gronde bien de ma paresse, mon cher et aimable ami ; mais j’ai été si indignement occupé de prose depuis un mois que j’osais à peine vous parler de vers. Mon imagination s’appesantit dans des études qui sont à la poésie ce que des garde-meubles sombres et poudreux sont à une salle de bal bien éclairée. Il faut secouer la poussière pour vous répondre. Vous m’avez écrit, mon charmant ami, une lettre où je reconnais votre génie. Vous ne trouvez point Boileau assez fort il n’a rien de sublime, son imagination n’est point brillante, j’en conviens avec vous : aussi il me semble qu’il ne passe point pour un poëte sublime ; mais il a bien fait ce qu’il pouvait et ce qu’il voulait faire. Il a mis la raison en vers harmonieux ; il est clair, conséquent, facile, heureux dans ses transitions ; il ne s’élève pas, mais il ne tombe guère. Ses sujets ne comportent pas cette élévation dont ceux que vous traitez sont susceptibles. Vous avez senti votre talent, comme il a senti le sien. Vous êtes philosophe, vous voyez tout en grand ; votre pinceau est fort et hardi. La nature en tout cela vous a mis, je vous le dis avec la plus grande sincérité, fort au-dessus de Despréaux ; mais ces talents-là, quelque grands qu’ils soient, ne seront rien sans les siens. Vous avez d’autant plus besoin de son exactitude que la grandeur de vos idées souffre moins la gêne et l’esclavage. Il ne vous coûte point de penser, mais il coûte infiniment d’écrire. Je vous prêcherai donc éternellement cet art d’écrire que Despréaux a si bien connu et si bien enseigné, ce respect pour la langue, cette liaison, cette suite d’idées, cet air aisé avec lequel il conduit son lecteur, ce naturel qui est le fruit de l’art, et cette apparence de facilité qu’on ne doit qu’au travail. Un mot mis hors de sa place gâte la plus belle pensée. Les idées de Boileau, je l’avoue encore, ne sont jamais grandes, mais elles ne sont jamais défigurées ; enfin, pour être au-dessus de lui, il faut commencer par écrire aussi nettement et aussi correctement que lui.