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2113. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Charlottenbourg, le 20 août.

Mes chers anges, si je vous disais que nous avons eu ici un feu d’artifice dans le goût de celui du Pont-Neuf, que nous allons aujourd’hui à Berlin voir Phaéton, dont les décorations seront de glace, que tous les jours sont des fêtes, que d’Arnaud a fait jouer son Mauvais riche[1], et qu’il a été jugé ici, pour le fond et pour les détails, tout comme à Paris, vous ne vous en soucieriez peut-être que très-médiocrement. J’ai d’ailleurs le cœur plus rempli et plus déchiré de ma résolution que je ne suis ébloui de nos fêtes ; et je sens bien que le reste de mes jours sera empoisonné, malgré la liberté, malgré la douceur d’une vie tranquille, malgré les excessives bontés d’un roi qui me paraît ressembler en tout à Marc-Aurèle, à cela près que Marc-Aurèle ne faisait point de vers, et que celui-ci en fait d’excellents, quand il se donne la peine de les corriger. Il a plus d’imagination que moi, mais j’ai plus de routine que lui. Je profite de la confiance qu’il a en moi pour lui dire la vérité plus hardiment que je ne la dirais à Marmontel, ou à d’Arnaud, ou à ma nièce[2]. Il ne m’envoie point aux carrières[3] pour avoir critiqué ses vers ; il me remercie, il les corrige, et toujours en mieux. Il en a fait d’admirables. Sa prose vaut ses vers, pour le moins ; mais dans tout cela il allait trop vite. Il y avait de bons courtisans qui lui disaient que tout était parfait ; mais ce qui est parfait, c’est qu’il me croit plus que ses flatteurs, c’est qu’il aime, c’est qu’il sent la vérité. Il faut qu’il soit parfait en tout. Il ne faut pas dire Cæsar est supra grammaticam. César écrivait comme il combattait. Frédéric joue de la flûte comme Blavet, pourquoi n’écrirait-il pas comme nos meilleurs auteurs ? Cette occupation vaut bien le jeu et la chasse. Son Histoire de Brandebourg sera un chef-d’œuvre quand il l’aura revue avec soin ; mais un roi a-t-il le temps de prendre ce soin ? un roi qui gouverne seul une vaste monarchie ? oui ; voilà ce qui me confond ; je ne sors point de surprise. Sachez encore que

  1. Cette comédie avait été représentée à Paris, sur un théâtre de société, en février 1750. Lekain y joua le rôle de l’amoureux, et Voltaire, qui le vit alors pour la première fois, devina tout ce qu’il devait être un jour. (Cl.)
  2. Mme  Denis, qui détestait Frédéric, et que celui-ci payait de retour, prédit à son oncle que le philosophe de Sans-Souci le ferait mourir de chagrin. Voyez le premier alinéa de la lettre du 18 décembre 1752, à Mme  Denis.
  3. Comme Denis y envoyait Philoxène.