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à un seigneur de la cour qui m’appelle son cher ami[1] ? » Mais je vous répondrai : C’est un roi aimable.

Vous imaginez bien quelles réflexions, quel retour, quel embarras, et, pour tout dire, quel chagrin l’aveu de La Mettrie fait naître. Vous m’allez dire : Partez ; mais moi, je ne peux pas dire : Partons. Quand on a commencé quelque chose, il faut le finir ; et j’ai deux éditions[2] sur les bras, et des engagements pris pour quelques mois. Je suis en presse de tous les côtés. Que faire ? Ignorer que La Mettrie m’ait parlé, ne me confier qu’à vous, tout oublier, et attendre. Vous serez sûrement ma consolation. Je ne dirai point de vous : Elle m’a trompé en me jurant qu’elle m’aimait. Quand vous seriez reine, vous seriez sincère.

Mandez-moi, je vous en prie, fort au long, tout ce que vous pensez par le premier courrier qu’on dépêchera à milord Tyrconnell.


2278. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Neisse, 8 (septembre 1751).

Esclave de la poésie,
Je perdais le sommeil à tourner un couplet ;
Revenu de ma frénésie,
J’ai vu que ce beau feu n’était qu’un feu follet.
La sévère raison pour mon malheur m’éclaire,
Son œil perçant, son front austère.
Du crédule amour-propre a confondu l’erreur ;
J’abandonne au brillant Voltaire
L’empire d’Apollon et le sceptre d’Homère ;
Content d’être son auditeur.
Je veux l’écouter et me taire.


Voilà le parti que j’ai pris. Les affaires et les vers sont des choses d’une nature bien différente : les unes donnent un frein à l’imagination, les autres veulent l’étendre. Je suis entre deux, comme l’âne de Buridan. J’ai regratté quelques strophes d’une vieille ode, mais ce n’est pas la peine de vous l’envoyer. Le cher Isaac a voyagé comme une tortue très-lente. Je crois que votre gros duc de Chevreuse, qui sûrement n’a pas la taille d’un coureur, aurait fait a pied, et plus vite que le sieur Isaac avec six chevaux, le chemin de Paris à Berlin. Mais à cela ne tienne ; je suis bien aise de le revoir ; il faut prendre les hommes comme ils sont. Le ciel a voulu que d’Argens fût fait ainsi ; il n’est pas en son pouvoir de se refondre.

Je ne vous rends aucun compte de mes occupations, parce que ce sont des choses dont vous vous souciez très-peu. Des camps, des soldats, des

  1. Molière, le Bourgeois gentilhomme, acte III, scène iii.
  2. Voyez le troisième alinéa de la lettre 2271.