Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/35

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moins indépendant de l’être spirituel, que l’être spirituel de l’être corporel ; qu’ils composent ensemble l’univers, et que l’univers est Dieu. Quelle force n’ajouterait point à ce raisonnement l’opinion qui vous est commune avec Locke : que la pensée pourrait bien être une modification de la matière ! Mais, lui répliquerez-vous, et ces rapports infinis que je découvre dans les choses, et cet ordre merveilleux qui se montre de tous côtés ; qu’en penserai-je ? — Que ce sont des êtres métaphysiques qui n’existent que dans votre esprit, vous répondrait-il. On remplit un vaste terrain de décombres jetés au hasard, mais entre lesquels le ver et la fourmi trouvent des habitations fort commodes ; que diriez-vous de ces insectes si, prenant pour des êtres réels les rapports des lieux qu’ils habitent avec leur organisation, ils s’extasiaient sur la beauté de cette architecture souterraine, et sur l’intelligence supérieure du jardinier qui a disposé les choses pour eux ?

Ah ! monsieur, qu’il est facile à un aveugle de se perdre dans un labyrinthe de raisonnements semblables, et de mourir athée, ce qui toutefois n’arriva point à Saunderson ! Il se recommanda, en mourant, au dieu de Clarke, de Leibnitz et de Newton, comme les Israélites se recommandaient au dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, parce qu’il est à peu près dans une position semblable ; je lui laisse ce qui reste aux sceptiques les plus déterminés, toujours quelque espérance qu’ils se trompent ; mais que cela soit ou non, je ne suis point de leur avis. Je crois en Dieu, quoique je vive très-bien avec les athées. Je me suis aperçu que les charmes de l’ordre les captivaient malgré qu’ils en eussent ; qu’ils étaient enthousiastes du beau et du bon, et qu’ils ne pouvaient, quand ils avaient du goût, ni supporter un mauvais livre, ni entendre patiemment un mauvais concert, ni souffrir dans leur cabinet un mauvais tableau, ni faire une mauvaise action : en voilà tout autant qu’il m’en faut ! Ils disent que tout est nécessité. Selon eux, un homme qui les offense ne les offense pas plus librement que ne les blesse la tuile qui se détache et qui leur tombe sur la tête ; mais ils ne confondent point ces causes, et jamais ils ne s’indignent contre la tuile, autre conséquence qui me rassure. Il est donc très-important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu : « Le monde, disait Montaigne, est un esteuf qu’il a abandonné à peloter aux philosophes », et j’en dis presque autant de Dieu même. Adieu, mon cher maître.


1980. — À M. MARMONTEL.
Le 16 juin.

Il n’entre, Dieu merci, dans ma maison, mon cher ami, aucune brochure satirique ; mais je n’ai pu empêcher qu’on fit ailleurs, devant moi, la lecture d’une feuille[1] qu’on dit qui

  1. l’abbé Fréron, qui porta ce titre, avec la soutane, jusqu’à la fin de 1749, commença à publier, en 1749, ses Lettres sur quelques écrits de ce temps ; et c’est de cette feuille qu’il s’agit ici. Voyez ce que Voltaire dit de Frèron dans le quatrième alinéa de la lettre 1987.