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1979. — DE DIDEROT.
11 juin 1749.

Le moment où j’ai reçu votre lettre, monsieur et cher maître, a été un des moments les plus doux de ma vie : je vous suis infiniment obligé du présent que vous y avez joint, Vous ne pouviez envoyer votre ouvrage à quelqu’un qui fût plus admirateur que moi. On conserve précieusement les marques de la bienveillance des grands ; pour moi, qui ne connais guère de distinction réelle entre les hommes que celles que les qualités personnelles y mettent, je place ce témoignage de votre estime autant au-dessus des marques de la faveur des grands que les grands sont au-dessous de vous. Que ce peuple pense à présent de ma Lettre sur les Aveugles tout ce qu’il voudra ; elle ne vous a pas déplu ; mes amis la trouvent bonne : cela me suffit.

Le sentiment de Saunderson n’est pas plus mon sentiment que le vôtre ; mais ce pourrait bien être parce que je vois. Ces rapports qui nous frappent si vivement n’ont pas le même éclat pour un aveugle : il vit dans une obscurité perpétuelle, et cette obscurité doit ajouter beaucoup de force pour lui à ses raisons métaphysiques. C’est ordinairement pendant la nuit que s’élèvent les vapeurs qui obscurcissent en moi l’existence de Dieu ; le lever du soleil les dissipe toujours ; mais les ténèbres durent pour un aveugle, et le soleil ne se lève que pour ceux qui voient. Il ne faut pas que vous imaginiez que Saunderson dût apercevoir ce que vous eussiez aperçu à sa place : vous ne pouvez vous substituer à personne sans changer totalement l’état de la question.

Voici quelques raisonnements que je n’aurais pas manqué de prêter à Saunderson, sans la crainte que j’ai de ceux que vous m’avez si bien peints.

S’il n’y avait jamais eu d’êtres, lui aurais-je fait dire, il n’y en aurait jamais eu : car pour se donner l’existence il faut agir, et pour agir il faut être ; s’il n’y avait jamais eu que des êtres matériels, il n’y aurait jamais eu d’êtres spirituels : car les êtres spirituels se seraient donné l’existence ou l’auraient reçue des êtres matériels, ils en seraient des modes ou du moins des effets, ce qui n’est point du tout votre compte. Mais s’il n’y avait jamais eu que des êtres spirituels, vous allez voir qu’il n’y aurait jamais eu d êtres matériels. La bonne philosophie ne me permet de supposer dans les choses que ce que j’y aperçois distinctement ; mais je n’aperçois distinctement d’autres facultés dans l’esprit que celles de vouloir et de penser, et je ne conçois non plus que la pensée et la volonté puissent agir sur les êtres matériels ou sur le néant, que le néant et les êtres matériels sur les êtres spirituels. Prétendre qu’il ne peut y avoir d’action du néant et des êtres matériels sur les êtres purement spirituels, parce qu’on n’a nulle perception de la possibilité de cette action, c’est convenir qu’il ne peut y avoir d’action des êtres purement spirituels sur les êtres corporels : car la possibilité de cette action ne se conçoit pas davantage. Il s’ensuit donc de cet aveu et de mon raisonnement, continuerait Saunderson, que l’être corporel n’est pas