Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/380

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de l’empereur pour dire que Léopold[1] était un poltron ; j’en ai un en Hollande pour dire que les Hollandais sont des ingrats, et que leur commerce dépérit ; je peux hardiment imprimer sous les yeux du roi de Prusse que son aïeul[2], le grand électeur, s’abaissa inutilement devant Louis XIV, et lui résista aussi inutilement. Il n’y aurait donc qu’en France où il ne me serait pas permis de faire paraître l’éloge de Louis XIV et de la France ! et cela, parce que je n’ai eu ni la bassesse ni la sottise de défigurer cet éloge par de honteuses réticences et par de lâches déguisements. Si on pense ainsi parmi vous, ai-je eu tort de finir ailleurs ma vie ? Mais, franchement, je crois que je la finirai dans un pays chaud : car le climat où je suis me fait autant de mal que les désagréments attachés en France à la littérature me font de peine.

Voyez, mon cher et illustre confrère, si vous voulez avoir le courage de me servir. En ce cas, vous me procurerez un très-grand bonheur, celui de vous voir. Permettez-moi de vous prier d’assurer de mes respects M. d’Argenson et Mme du Deffant. Bonsoir ; je me meurs, et vous aime.

P. S. Que je vous demande pardon d’avoir dit qu’il y avait quarante à cinquante pas à nager au passage du Rhin : il n’y en a que douze ; Pellisson même le dit. J’ai vu une femme qui a passé vingt fois le Rhin sur son cheval, en cet endroit, pour frauder la douane de cet épouvantable fort du Tholus[3]. Le fameux fort de Schenck, dont parle Boileau, est une ancienne gentilhommière qui pouvait se défendre du temps du duc d’Albe. Croyez-moi, encore une fois, j’aime la vérité et ma patrie ; je vous prie de le dire à M. d’Argenson.


2329. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Berlin, le 6 février.

Mon très-cher ange, l’état où je suis ne me laisse guère de sensibilité que pour vos bontés et pour votre amitié. Ma santé est sans ressource. J’ai perdu mes dents, mes cinq sens, et le sixième s’en va au grand galop. Cette pauvre âme, qui vous aime de tout son cœur, ne tient plus à rien. Je me flatte encore, parce qu’on se flatte toujours, que j’aurai le temps d’aller prendre

  1. Léopold Ier ; chapitre xiv du Siècle de Louis XIV.
  2. Lisez bisaieul.
  3. C’est le nom que Boileau donne au village de Tolhuis, ep. iv, v. 55.