Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/535

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Quel plaisir je me ferais de raisonner de tout cela avec vous dans vos moments de loisir ! Si vous saviez que de choses j’ai à vous dire ! Mais quand pourrai-je avoir ce bonheur ? Je n’ai à présent qu’un érysipèle escorté d’une humeur scorbutique qui me dévore, et de rétrécissements dans les nerfs. Cet hiver-ci sera terrible à passer pour moi à Berlin ; il faudrait que je fusse à Naples. Nous autres Français, nous périssons tous. Vos colonies languedociennes n’ont pas prospéré dans les pays froids : au lieu d’augmenter, en 1686, elles ont diminué de moitié ; c’est le contraire de ce qui est arrivé aux peuples du Nord transportés en Italie. Il n’y a que d’Argens qui est gros et gras. Maupertuis, à force de boire de l’eau-de-vie, s’est mis à la mort ; mais il en réchappe, parce qu’il est né avec un tempérament de Tartare. Il n’est que fou. Il vient de faire un livre où il propose de faire des trous qui aillent jusqu’au centre de la terre, d’aller droit sous le pôle, de connaître le siège de l’âme en disséquant des têtes de géants, ou en examinant les rêves de ceux qui ont pris de l’opium. Il assure qu’il est aussi facile de voir l’avenir que de se représenter le passé, et nous nous attendons que, dans quelques jours, il débitera des prophéties. J’ai eu bien raison de dire, en parlant de Descartes, que la géométrie laisse l’esprit comme elle le trouve[1]. Il propose sérieusement de faire vivre les hommes huit à neuf cents ans, en les conservant comme des œufs qu’on empêche d’éclore. Tout est dans ce goût dans son livre. La Mettrie, en comparaison, a écrit en sage.

L’abbé de Prades est ici avec une pension. Je l’ai fait venir le plus adroitement du monde. C’est, je crois, la seule fois de ma vie que j’aie été adroit et heureux. Il m’a confié que vous lui aviez offert une retraite à Richelieu, avec des secours. Je reconnais bien là votre belle âme. Vous avez eu autant de générosité que la fille aînée des rois et de votre grand-oncle[2] a eu de lâcheté et d’ignorance. Elle s’est déshonorée sans retour. Quel siècle que celui où un théatin imbécile[3] force la Sorbonne à une démarche si humiliante, et où il imagine des billets de confession qui auraient opéré autant de mal que de ridicule sans la prudence du roi. Que serait aujourd’hui la France, aux yeux des étrangers, sans

  1. Voyez, tome XIV, page 534, le chap. xxxi du Siècle de Louis XIV, qui était le xxixe dans la première édition.
  2. Le nom de fille aînée des rois se donnait à l’Université, et non à l’Académie française fondée par le cardinal de Richelieu (voyez tome XVI, page 32), et que Voltaire désigne ici.
  3. Boyer, que Voltaire appelait l’âne de Mirepoix.