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2033. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Paris, 10 novembre.

Sire, j’ai reçu presque à la fois trois lettres de Votre Majesté : l’une, du 10 septembre[1], venue par Francfort, adressée de Francfort à Lunéville, renvoyée à Paris, à Cirey, à Lunéville, et enfin à Paris, pendant que j’étais à la campagne dans la plus profonde retraite ; les deux autres[2] me parvinrent avant-hier, par la voie de M. Chambrier, qui est encore, je crois, à Fontainebleau.

Hélas ! sire, si la première de ces lettres avait pu me parvenir, dans l’excès de ma douleur, au temps où je devrais l’avoir reçue, je n’aurais quitté que pour vous cette funeste Lorraine ; je serais parti pour me jeter à vos pieds ; je serais venu me cacher dans un petit coin de Potsdam ou de Sans-Souci ; tout mourant que j’étais, j’aurais assurément fait ce voyage ; j’aurais retrouvé des forces. J’aurais même des raisons que vous devinez pour aimer mieux mourir dans vos États que dans le pays où je suis né[3].

Qu’est-il arrivé ? Votre silence m’a fait croire que ma demande vous avait déplu ; que vous n’aviez réellement aucune bonté pour moi ; que vous aviez pris ce que je vous proposais pour une défaite et pour une envie déterminée de rester auprès du roi Stanislas. Sa cour, où j’ai vu mourir Mme du Châtelet d’une manière cent fois plus funeste que vous ne pouvez le croire, était devenue pour moi un séjour affreux, malgré mon tendre attachement pour ce bon prince, et malgré ses extrêmes bontés. Je suis donc revenu à Paris ; j’ai rassemblé autour de moi ma famille ; j’ai pris une maison[4] et je me suis trouvé père de famille sans avoir d’enfants. Je me suis fait ainsi, dans ma douleur, un établissement honorable et tranquille, et je passe l’hiver dans ces arrangements, et dans celui de mes affaires, qui étaient mêlées avec celles de la personne que la mort ne devait pas enlever avant moi. Mais, puisque vous daignez m’aimer encore un peu, Votre Majesté peut être très-sûre que j’irai me jeter

  1. Elle est perdue.
  2. L’une est la lettre 2009 ; l’autre n’a pas été retrouvée.
  3. Voltaire ne voulut pas même mourir à Ferney, et, vers 1777, il acheta une petite retraite, entre Rolle eî Prangins, sur la rive droite du lac de Genève, pour y rendre le dernier soupir en paix. (Cl.)
  4. Celle de la rue Traversière-Saint-Honoré, appelée alors Traversine. Voyez les Mémoires de Longchamp, article. xxvii.