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ANNÉE 1758.

effet. Ce serait une consolation pour moi, et de la gloire pour vous, si vous forciez le public à être juste.

Pour Fanime, il y a longtemps que j’y ai donné les coups de pinceau que vous vouliez, et je vous l’enverrais sur-le-champ si vous me promettiez que les comédiens n’auraient pas l’insolence d’y rien changer. Ils furent sur le point de faire tomber l’Orphelin de la Chine, en retranchant une scène nécessaire qu’ils ont été obligés de remettre. Ils allèrent jusqu’à donner à un confident un nom qui est hébreu[1] ; vous sentez combien cela irrite et décourage. La Femme qui a raison est dans le même cas ; mais je vous avoue que j’aime mieux cent fois labourer mes terres, comme je fais, que de me voir exposé à l’humiliation d’être corrigé et gâté par des comédiens.

Quand je parle de labourer la terre, je parle très à la lettre. Je me sers du nouveau semoir[2] avec succès, et je force notre mère commune à donner moitié plus qu’elle ne donnait. Vous souvenez-vous que, quand je me fis Suisse, le président de Brosses vous parla de me loger dans un château qu’il a entre la France et Genève ? Son château était une masure faite pour des hiboux ; un comté, mais à faire rire ; un jardin, mais où il n’y avait que des colimaçons et des taupes ; des vignes sans raisin, des campagnes sans blé, et des étables sans vaches. Il y a de tout actuellement, parce que j’ai acheté son pauvre comté par bail emphytéotique, ce qui, joint à Ferney, compose une grande étendue de pays qu’on peut rendre aisément fertile et agréable. Ces deux terres touchent presque à mes Délices. Je me suis fait un assez joli royaume dans une république. Je quitterai mon royaume pour venir vous embrasser, mon cher et respectable ami ; mais je ne le quitterais pas assurément pour aucun autre avantage, quel qu’il pût être.

Ne pensez-vous pas que, vu le temps qui court, il vaut mieux avoir de beaux blés, des vignes, des bois, des taureaux et des vaches, et lire les Géorgiques, que d’avoir des billets de la quatrième loterie, des annuités premières et secondes, des billets sur les fermes, et même des comptes à faire à Cadix ? Qu’en dites-vous ? Et de Babeta, quid ? et quid de rege hispano ? et des nouvelles destructions qu’on nous promet pour l’année prochaine ? Prenez du lait, madame, engraissez, dormez, et que tous les anges se portent bien.

  1. Sans doute le nom d’Azir au lieu de celui d’Étan.
  2. Celui de Lullin de Châteauvieux.