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pas là des exemples à remettre devant les yeux de monsieur le premier président : ils redoubleraient trop sa douleur.

Si le Port-Mahon n’est pas pris quand vous recevrez ma lettre, il ne le sera jamais. Mme  Denis et moi, nous vous assurons, vous et Mme  Dupont, de la plus tendre amitié.

Voltaire.

3189. — À MADEMOISELLE ***[1].
Aux Délices, près de Genève, 20 juin 1756.

Je ne suis, mademoiselle, qu’un vieux malade, et il faut que mon état soit bien douloureux puisque je n’ai pu répondre plus tôt à la lettre dont vous m’honorez, et que je ne vous envoie que de la prose pour vos jolis vers. Vous me demandez des conseils : il ne vous en faut point d’autre que votre goût. L’étude que vous avez faite de la langue italienne doit encore fortifier ce goût avec lequel vous êtes née, et que personne ne peut donner. Le Tasse et l’Arioste vous rendront plus de services que moi, et la lecture de nos meilleurs poètes vaut mieux que toutes les leçons ; mais, puisque vous daignez de si loin me consulter, je vous invite à ne lire que les ouvrages qui sont depuis longtemps en possession des suffrages du public, et dont la réputation n’est point équivoque. Il y en a peu ; mais on profite bien davantage en les lisant qu’avec tous les mauvais petits livres dont nous sommes inondés. Les bons auteurs n’ont de l’esprit qu’autant qu’il en faut, ne le recherchent jamais, pensent avec bon sens, et s’expriment avec clarté. Il semble qu’on n’écrive plus qu’en énigmes. Rien n’est simple, tout est affecté ; on s’éloigne en tout de la nature, on a le malheur de vouloir mieux faire que nos maîtres.

Tenez-vous-en, mademoiselle, à tout ce qui plaît en eux. La moindre affectation est un vice. Les Italiens n’ont dégénéré, après le Tasse et l’Arioste, que parce qu’ils ont voulu avoir trop d’esprit ; et les Français sont dans le même cas. Voyez avec quel naturel Mme  de Sévigné et d’autres dames écrivent ; comparez ce

  1. Le contenu de cette lettre prouve que la personne à qui elle est adressée n’était pas encore mariée. Les éditeurs de Kehl l’avaient intitulée : À Mme  Dupuy, femme du secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Mme  Dupuy s’appelait Mlle  Menon ou Manon. La famille de son mari, ne croyant pas que ce fût son véritable nom, a fait des recherches sans rien découvrir qui pût détruire ou confirmer ses soupçons. Mme  Dupuy est nommée Louise Menon dans l’acte mortuaire de son mari. (B.)