Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/135

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Ô anges ! ne soyez en peine de rien ; notre nièce et moi, nous pensions comme vous presque sur tous les points ; mais nous n’avons pu résister à la rage de vous envoyer au plus vite notre chevalier, et de vous faire voir qu’à soixante et six ans on a encore du sang dans les veines. Tancrède a été fait comme Zaïre, en trois semaines ; nous en avons des témoins, et, à l’heure où nous faisons cette dépêche, nous attestons le ciel que tout est corrigé à peu près suivant vos divines intentions, que nous avons à moitié devinées, et à moitié suivies.

Nous sentons avec douleur que notre intrigue est fondée sur un billet équivoque, comme celle de Zaïre : nous avouons en cela notre insuffisance et la stérilité de notre imagination ; mais nous réparerons cela par un gros bon sens qui régnera dans toute la pièce. Notre bon sens est très-aidé par les lumières des anges. Le message porté chez les Maures, pour arriver à Messine, n’était pas sans difficulté ; le balourd qui porte ce billet a aussi son embarras. Ce sont les cordes et les poulies qui font mouvoir la machine : il faut qu’elles aillent juste, j’en conviens ; mais il faut que cette machine soit brillante, pompeuse ; que tout intéresse, que le cœur soit déchiré, que les larmes coulent, qu’un grand et tendre intérêt ne laisse pas aux spectateurs le temps de la réflexion, et qu’ils ne songent aux poulies qu’après avoir essuyé leurs larmes.

Mon Dieu ! que je fus aise quand j’appris que le théâtre était purgé[1] de blanc-poudrés, coiffés au rhinocéros et à l’oiseau royal ! Je riais aux anges en tapissant la scène de boucliers et de gonfanons. Je ne sais quoi de naïf et de vrai dans cette chevalerie me plaisait beaucoup ; et soyez vivement persuadée que, si mes foins étaient faits, la pièce en vaudrait beaucoup mieux.

M. le conseiller de grand’chambre d’Espagnac me glace encore l’imagination ; messieurs les fermiers généraux la tourmentent, mes maçons l’excèdent ; il faut que j’arrange une colonnade le matin, et que je rapetasse une scène le soir. Je vois encore que je serai obligé de présenter une incivile requête, par la main des anges, à M. le duc de Choiseul, et que j’abuserai à l’excès de leur bonté.

Au milieu de tout cela, il faut faire imprimer l’Histoire d’une création de deux mille lieues par l’auguste barbare Pierre le Grand, et faire connaître cent peuples inconnus. Mais retournons à Syracuse.

  1. Voyez page 91.