Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/180

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solation de vous dire : C’est avec vous que j’ai perdu le peu que je regrette.

Je peux seulement vous assurer que je vous ai toujours trouvée très-supérieure à Héloïse, quoique vous ne soyez pas aussi théologienne qu’elle. Je vous ai connu une imagination charmante, et une vérité dans l’esprit que j’ai rencontrée bien rarement ailleurs. Si je n’ai point eu l’honneur de vous écrire, c’est que ma retraite m’a fait penser qu’un homme qui avait renoncé à Paris ne devait pas se jouer à ce qu’il a connu dans Paris de plus aimable.

J’ai été sensiblement affligé de votre état, et je vous jure qu’il n’a pas peu contribué à me persuader que le meilleur des mondes possibles ne vaut pas grand’chose. Je crois avoir renoncé, pour le reste de ma vie, à la plus extravagante des villes possibles. Ce n’est pas que j’aie la vanité de me croire plus sage que ses habitants, mais je me suis fait une petite destinée à part, avec laquelle je ne puis regretter aucune des folies des autres, attendu que je suis trop occupé des miennes ; je me suis avisé de devenir un être entièrement libre.

J’ai joint à mon petit ermitage des Délices des terres sur la frontière de France, qui avaient autrefois le beau privilège de ne dépendre de personne ; j’ai été assez heureux pour que le roi m’ait rendu tous ces privilèges, malgré le Journal de Trévoux et les Gazettes ecclésiastiques. J’ai eu l’insolence de faire bâtir un château dans le goût italien ; j’ai fait dans un autre une salle de comédie ; j’ai trouvé de bons acteurs, et, malgré tout cela, je me suis aperçu, à la fin, que le plus grand plaisir consiste à être particulièrement et utilement occupé.

Je vois que tous les poëtes ont eu raison de faire l’éloge de la vie pastorale ; que le bonheur attaché aux soins champêtres n’est point une chimère ; et je trouve même plus de plaisir à labourer, à semer, à planter, à recueillir, qu’à faire des tragédies et à les jouer. Salomon avait bien raison de dire qu’il n’y a de bon que de vivre avec ce qu’on aime, se réjouir dans ses œuvres, et que tout le reste est vanité[1].

Plût à Dieu, madame, que vous pussiez vivre comme moi, et que votre société charmante pût augmenter mon bonheur ! Vous voulez que je vous envoie les ouvrages auxquels je m’occupe quand je ne laboure ni ne sème ; en vérité, madame, il n’y a pas

  1. Ecclésiaste, chap. iii.