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CORRESPONDANCE.

La demi-liberté avec laquelle on commence à écrire en France n’est encore qu’une chaîne honteuse. Toutes vos grandes Histoires de France sont diaboliques, non-seulement parce que le fond en est horriblement sec et petit, mais parce que les Daniel sont plus petits encore. C’est un bien plat préjugé de prétendre que la France ait été quelque chose dans le monde, depuis Raoul et Eudes jusqu’à la personne de Henri IV et au grand siècle de Louis XIV. Nous avons été de sots barbares, en comparaison des Italiens, dans la carrière de tous les arts.

Nous n’avons même que depuis trente ans appris un peu de bonne philosophie des Anglais. Il n’y a aucune invention qui vienne de nous. Les Espagnols ont conquis un nouveau monde ; les Portugais ont trouvé le chemin des Indes par les mers d’Afrique ; les Arabes et les Turcs ont fondé les plus puissants empires ; mon ami le czar Pierre a créé, en vingt ans, un empire de deux mille lieues : les Scythes de mon impératrice Élisabeth viennent de battre mon roi de Prusse, tandis que nos armées sont chassées par les paysans de Zell et de Wolfenbuttel.

Nous avons eu l’esprit de nous établir en Canada, sur des neiges, entre des ours et des castors, après que les Anglais ont peuplé de leurs florissantes colonies quatre cents lieues du plus beau pays de la terre ; et on nous chasse encore de notre Canada.

Nous bâtissons encore de temps en temps quelques vaisseaux pour les Anglais, mais nous les bâtissons mal ; et, quand ils daignent les prendre, ils se plaignent que nous ne leur donnons que de mauvais voiliers.

Jugez, après cela, si l’histoire de France est un beau morceau à traiter amplement, et à lire !

Ce qui fait le grand mérite de la France, son seul mérite, son unique supériorité, c’est un petit nombre de génies sublimes ou aimables, qui font qu’on parle aujourd’hui français à Vienne, Stockholm et Moscou. Vos ministres, vos intendants, et vos premiers commis, n’ont aucune part à cette gloire.

Que lirez-vous donc, madame ? Le duc d’Orléans régent daigna un jour causer avec moi au bal de l’Opéra ; il me fit un grand éloge de Rabelais, et je le pris pour un prince de mauvaise compagnie, qui avait le goût gâté. J’avais alors un souverain mépris pour Rabelais[1]. Je l’ai repris depuis, et, comme j’ai plus approfondi toutes les choses dont il se moque, j’avoue qu’aux bassesses près, dont il est trop rempli, une bonne partie

  1. Voyez la lettre à Mme  du Deffant, du 12 avril 1760.