Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/360

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fera partir quelques paquets scientifiques, ou comiques, ou philosophiques, ou historiques, ou poétiques, selon l’espèce d’amusement que voudra madame, à condition qu’elle les jettera au feu dès qu’elle se les sera fait lire.

Madame était si enthousiasmée de Clarisse que je l’ai lue, pour me délasser de mes travaux, pendant ma fièvre ; cette lecture m’allumait le sang. Il est cruel, pour un homme aussi vif que je le suis, de lire neuf volumes entiers dans lesquels on ne trouve rien du tout, et qui servent seulement à faire entrevoir que Mlle Clarisse aime un débauché nommé M. de Lovelace. Je disais : Quand tous ces gens-là seraient mes parents et mes amis, je ne pourrais m’intéresser à eux. Je ne vois dans l’auteur qu’un homme adroit qui connaît la curiosité du genre humain, et qui promet toujours quelque chose de volumes en volumes, pour les vendre. Enfin j’ai rencontré Clarisse dans un mauvais lieu, au dixième volume, et cela m’a fort touché.

La Théodore de Pierre Corneille, qui veut absolument entrer chez la Fillon[1], par un principe de christianisme, n’approche pas de Clarisse, de sa situation et de ses sentiments ; mais, excepté le mauvais lieu où se trouve cette belle Anglaise, j’avoue que le reste ne m’a fait aucun plaisir, et que je ne voudrais pas être condamné à relire ce roman. Il n’y a de bon, ce me semble, que ce qu’on peut relire sans dégoût.

Les seuls bons livres de cette espèce sont ceux qui peignent continuellement quelque chose à l’imagination, et qui flattent l’oreille par l’harmonie. Il faut aux hommes musique et peinture, avec quelques petits préceptes philosophiques, entremêlés de temps en temps avec une honnête discrétion. C’est pourquoi Horace, Virgile, Ovide, plairont toujours, excepté dans les traductions qui les gâtent.

J’ai relu, après Clarisse, quelques chapitres de Rabelais, comme le combat de frère Jean des Entommeures[2], et la tenue du conseil de Picrochole[3] (je les sais pourtant presque par cœur) ; mais je les ai relus avec un très-grand plaisir, parce que c’est la peinture du monde la plus vive.

Ce n’est pas que je mette Rabelais à côté d’Horace ; mais si Horace est le premier des faiseurs de bonnes épîtres, Rabelais, quand il est bon, est le premier des bons bouffons. Il ne faut pas

  1. La Fillon tenait un mauvais lieu sous la Régence.
  2. Gargantua, livre I, chap. xxvii.
  3. Ibid., livre I, chap. xxxiii.