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qu’il y ait deux hommes de ce métier dans une nation ; mais il faut qu’il y en ait un. Je me repens d’avoir dit autrefois[1] trop de mal de lui.

Il y a un plaisir bien préférable à tout cela : c’est celui de voir verdir de vastes prairies et croître de belles moissons ; c’est la véritable vie de l’homme, tout le reste est illusion.

Je vous demande pardon, madame, de vous parler d’un plaisir qu’on goûte avec ses deux yeux ; vous ne connaissez plus que ceux de l’âme. Je vous trouve admirable de soutenir si bien votre état ; vous jouissez au moins de toutes les douceurs de la société. Il est vrai que cela se réduit presque à dire son avis sur les nouvelles du jour, et il me semble qu’à la longue cela est bien insipide. Il n’y a que les goûts et les passions qui nous soutiennent dans ce monde. Vous mettez à la place de ces passions la philosophie, qui ne les vaut pas ; et moi, madame, j’y mets le tendre et respectueux attachement que j’aurai toujours pour vous. Je souhaite à votre ami[2] de la santé, et je voudrais qu’il se souvint un peu de moi.


4093. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, 14 avril.

Quand on a le bonheur d’être dans un pays libre, mon cher et grand philosophe, on est bien heureux, car on peut écrire librement pour la défense des philosophes, contre les invectives de ceux qui ne le sont pas.

Quand on a le malheur d’être dans un pays de persécution et de servitude, au milieu d’une nation esclave et moutonnière, ou est bien heureux qu’il y ait, dans un pays libre, des philosophes qui puissent élever la voix.

Quand les philosophes persécutés auront lu l’apologie écrite en leur faveur par le philosophe libre, ils remercieront Dieu et l’auteur.

Voilà, mon cher philosophe, ma réponse à une petite feuille[3] que je viens de recevoir de Genève. Ne sauriez-vous point, par hasard, qui m’a fait ce présent-là ? Ce ne saurait être vous, car, depuis quatre jours, tout le monde veut ici que vous soyez mort ; on vous désignait même, à quatre lieues d’ici[4], l’ancien évêque de Limoges[5] pour successeur. Votre éloge

  1. Dans le Temple du Goût, Voltaire réduisait l’ouvrage de Rabelais tout au plus à un demi-quart. Il en avait dit bien plus de mal dans la 22e de ses Lettres philosophiques ; voyez tome XXII, page 174.
  2. Le président Hénault.
  3. Les Quand ; voyez tome XXIV, page 111.
  4. Versailles.
  5. Jean-Gilles de Coetlosquet, ci-devant précepteur des enfants de France. Il y eut, en 1760, deux places vacantes à l’Académie par la mort de Vauréal et de Mirabaud. Coetlosquet ne fut cependant élu qu’à la mort de Sallier, en 1761.