Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/367

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dépôt jusqu’à sa mort ? Je ne songe moi-même qu’à mourir, et mon heure approche ; mais ne la troublez pas par des reproches injustes et par des duretés qui sont d’autant plus sensibles que c’est de vous qu’elles viennent.

Vous m’avez fait assez de mal ; vous m’avez brouillé pour jamais avec le roi de France, vous m’avez fait perdre mes emplois et mes pensions ; vous m’avez maltraité à Francfort, moi et une femme innocente, une femme considérée, qui a été traînée dans la boue, et mise en prison ; et ensuite, en m’honorant de vos lettres, vous corrompez la douceur de cette consolation par des reproches amers. Est-il possible que ce soit vous qui me traitiez ainsi, quand je ne suis occupé depuis trois ans qu’à tâcher, quoique inutilement, de vous servir sans aucune autre vue que celle de suivre ma façon de penser ?

Le plus grand mal qu’aient fait vos œuvres, c’est qu’elles ont fait dire aux ennemis de la philosophie, répandus dans toute l’Europe : « Les philosophes ne peuvent vivre en paix et ne peuvent vivre ensemble. Voici un roi qui ne croit pas en Jésus-Christ ; il appelle à sa cour un homme qui n’y croit point, et il le maltraite ; il n’y a nulle humanité dans les prétendus philosophes, et Dieu les punit les uns par les autres. »

Voilà ce que l’on dit, voilà ce qu’on imprime de tous côtés ; et, pendant que les fanatiques sont unis, les philosophes sont dispersés et malheureux. Et tandis qu’à la cour de Versailles et ailleurs on m’accuse de vous avoir encouragé à écrire contre la religion chrétienne[1], c’est vous qui me faites des reproches, et qui ajoutez ce triomphe aux insultes des fanatiques ! Cela me fait prendre le monde en horreur avec justice ; j’en suis heureusement éloigné dans mes domaines solitaires. Je bénirai le jour où je cesserai, en mourant, d’avoir à souffrir, et surtout de souffrir par vous ; mais ce sera en vous souhaitant un bonheur dont votre position n’est peut-être pas susceptible, et que la philosophie seule pourrait vous procurer dans les orages de votre vie, si la fortune vous permet de vous borner à cultiver longtemps ce fonds de sagesse que vous avez en vous, fonds admirable, mais altéré par les passions inséparables d’une grande imagination, un peu par l’humeur, et par des situations épineuses qui versent du fiel dans votre âme ; enfin par le malheureux plaisir que vous vous êtes toujours fait de vouloir humilier les autres

  1. C’est Frédéric qui reprochait à Voltaire de n’être pas au-dessus des préjugés populaires en parlant de l’homme-dieu ; voyez tome XXXIV, page 492.