Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/84

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une félicité qu’on ne trouve guère ni sur le trône ni ailleurs. Je ne vois guère que des calamités dans ce monde. Il me semble qu’il était moins malheureux et moins pervers quand je faisais ma cour à Votre Majesté à Montbijou. Je vis retiré dans un pays tranquille dont les orages n’approchent point. J’y achève ma vie en paix, mais il n’y a point de jour où je ne fasse des vœux pour la prospérité de la vôtre.

Je suis avec le plus profond respect, madame, de Votre Majesté le très-humble et très-obéissant serviteur.


Voltaire, comte de Tournay.

3824. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Au château de Tournay, par Genève, 9 avril.

Madame, daignez recevoir ces vers, que le roi de Prusse m’ordonne absolument de publier[2] ; ils sont tristes, et convenables au temps. Puissiez-vous, madame, vivre aussi heureuse que les dernières années de Mme la margrave de Baireuth ont été cruelles ! Puisse le ciel donner à Votre Altesse sérénissime les jours qu’il lui a ôtés, et prolonger votre vie précieuse !

Je ne lis point les gazettes sans frémissement et sans douleur ; je vois que les deux partis prennent toujours vos terres pour le champ de leurs dévastations. Il est vrai qu’il y a de vastes étendues de pays encore plus à plaindre. On écrit aujourd’hui que tout est en combustion dans le Portugal, que les jésuites ont trouvé le secret de faire soulever les peuples, secret connu d’eux depuis assez longtemps ; mais je ne peux plaindre un pays d’inquisition quand vos forêts sont abattues. On va s’égorger encore en Allemagne, et on prépare des fêtes à Lyon : ainsi va le monde. On apprend à cinq heures du soir la mort de cinq à six mille hommes, et on va gaiement à l’Opéra à cinq heures et un quart.

Le roi de Prusse, pour s’amuser à Breslau, a fait l’oraison funèbre d’un maître cordonnier[3]. Il dit, dans cette pièce d’éloquence, que la plupart des rois auraient même été de mauvais cordonniers, et que Dieu ne les a faits rois que parce qu’ils n’auraient pu gagner leur vie que dans ce métier-là. Il a oublié nos talons rouges

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. l’Ode sur la mort de la margrave de Baireuth.
  3. Panégyrique du sieur Jacques-Matthieu Rienhardt, maître cordonnier, prononcé le treizième mois de l’an 2899, dans la ville de l’Imagination, par Pierre Mortier, diacre de la cathédrale ; 1759, petit in-8o ; 1760, in-12. Voyez page 104.