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4476. — À DE M. DIDEROT[1].
À Paris, ce 26 février 1761.

Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, mon cher maître, ce sont eux qui ont imaginé que l’ouvrage pourrait réussir au théâtre ; et puis les voila qui se saisissent de ce triste Père de famille, et qui le coupent, le taillent, le châtrent, le rognent à leur fantaisie. Ils se sont distribué les rôles entre eux, et ils +ont joué sans que je m’en sois mêlé. Je n’ai vu que les deux dernières répétitions, et je n’ai encore assisté à aucune représentation. J’ai réussi à la première autant qu’il est possible quand presque aucun des acteurs n’est et ne convient à son rôle. Je vous dirais là-dessus des choses assez plaisantes si l’honnêteté toute particulière dont les comédiens ont usé avec moi ne m’en empêchait. Il n’y a que Brizard, qui faisait le Père de famille, et Mme Préville, qui faisait Cécile, qui s’en soient bien tirés. Ce genre d’ouvrage leur était si étranger que la plupart m’ont avoué qu’ils tremblaient en entrant sur la scène comme s’ils avaient été à la première fois. Mme Préville fera bientôt une excellente actrice, car elle a de la sensibilité, du naturel, de la finesse et de la dignité. On m’a dit, car je n’y étais pas, que la pièce s’était soutenue de ses propres ailes et que le poète avait enlevé les suffrages en dépit de l’acteur. À la seconde représentation, ils y étaient un peu plus : aussi le succès a-t-il été plus soutenu et plus général, quoiqu’il y eût une cabale formidable. N’est-il pas incroyable, mon cher maître, que des hommes à qui on arrache des larmes fassent au même moment tout leur possible pour nuire à celui qui les attendrit ? L’âme de l’homme est-elle donc une caverne obscure que la vertu partage avec les furies ? S’ils pleurent, ils ne sont pas méchants ; mais si, tout en pleurant, ils souffrent, ils se tordent les mains, ils grincent les dents, comment imaginer qu’ils soient bons ? Tandis qu’on me joue pour la troisième fois, je suis à la table de mon ami Damilaville et je vous écris sous sa dictée que si le jeu des acteurs eût un peu plus répondu au caractère de la pièce, j’aurais été ce qu’ils appellent aux nues, et que, malgré cela, j’aurai le succès qu’il faut pour contrister mes ennemis. Il s’est élevé du milieu du parterre des voix qui ont dit : « Quelle réplique à la satire des Philosophes ! » Voilà le mot que je voulais entendre. Je ne sais quelle opinion le public prendra de mon talent dramatique, et je ne m’en soucie guère ; mais je voulais qu’on vît un homme qui porte au fond de son cœur l’image de la vertu et le sentiment de l’humanité profondément gravés, et on l’aura vu. Ainsi Moïse peut cesser de tenir les mains élevées vers le ciel. On a osé faire à la reine l’éloge de mon ouvrage. C’est Brizard qui m’a apporté cette nouvelle de Versailles. Adieu, mon cher maître, je sais combien vous avez désiré le succès de votre disciple, et j’en suis touché. Mon attachement et mon hommage pour toute ma vie.

On revient de la troisième représentation. Succès, malgré la rage de la cabale.

  1. Œuvres de Diderot, édition Assézat et Tourneux.