Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/407

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les lieux, et vous savez que ni lui ni personne n’ont pensé que les adorateurs d’un chien et d’un bœuf aient instruit le gouvernement chinois, adorateur d’un seul Dieu depuis environ cinq mille ans. Pour nous autres barbares qui existons d’hier, et qui devons notre religion à un petit peuple abominable[1], rogneur d’espèces et marchand de vieilles culottes, je ne vous en parle pas : car nous n’avons été que des polissons en tout genre jusqu’à l’établissement de l’Académie et au phénomène du Cid.

Je suis persuadé, monsieur, que vous vous intéressez à la gloire du grand Corneille. Pressez l’Académie, je vous en supplie, de vouloir bien me renvoyer incessamment l’épître dédicatoire que je lui adresse, la préface du Cid, les notes sur le Cid, les Horaces, et Cinna, afin que je commence à élever le monument que je destine à la gloire de la nation. Il me faut la sanction de l’Académie. Je corrigerai sur-le-champ tout ce que vous aurez trouvé défectueux : car je corrige encore plus vite et plus volontiers que je ne compose.

Je crois, monsieur, que vous voyez quelquefois Mme  Geoffrin ; je vous supplie de lui dire combien Mlle  Corneille et moi nous sommes touchés de son procédé généreux. Elle a souscrit pour la valeur de six exemplaires : elle ne pouvait répondre plus noblement aux impertinences d’un factum ridicule, dont assurément Mlle  Corneille n’est point complice. Cette jeune personne a autant de naïveté que Pierre Corneille avait de grandeur. On lui lisait Cinna ces jours passés ; quand elle entendit ce vers :


Je vous aime, Émilie, et le ciel me foudroie, etc.

(Acte III, scène iv.)


« Fi donc, dit-elle, ne prononcez pas ces vilains mots-là. — C’est de votre oncle, lui répondit-on. — Tant pis, dit-elle ; est-ce qu’on parle ainsi à sa maîtresse ? »

Adieu, monsieur ; je recommande l’oncle et la nièce à votre zèle, à votre diligence, à votre bon goût, à vos bontés. Je vous félicite d’une vieillesse plus saine que la mienne ; vivez aussi longtemps que le secrétaire votre prédécesseur[2], dont vous avez le mérite, l’érudition et les grâces.


Le Suisse V.
  1. Le peuple juif.
  2. Fontenelle, mort à cent ans moins un mois et deux jours, dit Voltaire, tome XIV, page 74.