Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/59

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ce que j’ai à vous dire ; d’abord je vous déclare que vous n’avez ni jugement ni goût si vous n’êtes pas content de votre Histoire : la préface est charmante ; vous traitez messieurs les faiseurs de recherches comme ils le méritent ; il y a tant de manières d’être ennuyeux qu’en vérité cela crie vengeance de se mettre à la torture pour en chercher de nouvelles. Je ne pense pas absolument comme vous sur les portraits et anecdotes, mais à l’explication il se trouverait peut-être que nous pensons de même. Les portraits imaginés, et les anecdotes fausses ou falsifiées, font de l’histoire d’indignes romans.

Vos descriptions de l’empire de Russie, les établissements, les réformes, les voyages du czar, tout cela m’a paru admirable. Ce qui regarde la guerre ne m’a pas fait autant de plaisir ; mais c’est que vous aviez tout dit sur cet article dans la Vie de Charles XII. Je l’ai reçu en même temps que le czar. Je ne souffre pas qu’on dise qu’il y ait la moindre contradiction.

Je vois, monsieur, que vous êtes fort au fait de ce que je fais ; je voudrais que vous le fussiez aussi bien de tout ce que je pense ; vous ne trouveriez rien à redire, et vous conviendriez que je ne suis point injuste dans les jugements que je porte, ni déraisonnable dans ma conduite. J’ai mis beaucoup d’impartialité dans la guerre des philosophes ; je ne saurais adorer leur Encyclopédie, qui peut être est adorable, mais dont quelques articles que j’ai lus m’ont ennuyée à la mort. Je ne saurais admettre pour législateurs des gens qui n’ont que de l’esprit, peu de talent et point de goût ; qui, quoique très-honnètes gens, écrivent les choses les plus malsonnantes sur la morale ; dont tous les raisonnements sont des sophismes, des paradoxes. On voit clairement qu’ils n’ont d’autre but que de courir après une célébrité où ils ne parviendront jamais ; ils ne jouiront pas même de la gloriole des Fontenelle et Lamotte, qui sont oubliés depuis leur mort ; mais eux, ils le seront de leur vivant ; j’en excepte, à toutes sortes d’égards, M.  d’Alembert, quoiqu’il ait été mon délateur auprés de vous ; mais c’est un égarement que je lui pardonne, et dont la cause mérite quelque indulgence : c’est le plus honnête homme du monde, qui a le cœur bon, un excellent esprit, beaucoup de justesse, du goût sur bien des choses ; mais il y a de certains articles qui sont devenus pour lui affaires de parti, et sur lesquels je ne lui trouve pas le sens comumn, par exemple l’echafaud de Mlle Clairon, sur lequel je n’ai pas attendu vos ordres pour me transporter de colère. J’ai dit mot pour mot les mêmes choses que vous me dites, et d’Alembert sera bien surpris quand je lui donnerai à lire votre lettre ; ce sera un grand triomphe. Mais, monsieur, apprenez qu’il n’y a plus rien à faire ; tout est perdu dans ce pays-ci, tout est en anarchie ; chacun se croit le premier dans son genre, et chacun croit posséder tous les genres, et moi je dirai ce qu’un refrain de chanson disait d’un premier ministre de Perse, à son retour d’un exil : « Lui à l’écart, tous les hommes étaient égaux. » Vous avez actuellement avec vous un homme de ma connaissance, M.  Turgot ; c’est un homme d’esprit, mais qui n’est pas absolument de votre genre.

Comment s’appelle cet homme qui a fait cent cinquante lieues pour vous