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Pierre le Grand eut autrefois besoin de modèle, et aujourd’hui il en sert aux autres.

Adieu, monsieur ; employez votre secrétaire, et recevez le sincère et tendre respect de V.


4236. — À M. DE SAINT-LAMBERT[1].
Aux Délices.

Je viens, mon très-aimable Tibulle, de vous écrire une lettre[2] où il ne s’agit que de Charles XII. Je suis plus à mon aise en vous parlant de vous, en vous ouvrant mon cœur, en vous disant combien il est pénétré du bon office que vous me rendez.

Vraiment je vous enverrai toutes les Pucelles que vous voudrez, à vous et à Mme de Boufflers ; rien n’est plus juste.

J’ai conçu comme vous, depuis quelques années, qu’il fallait faire des tragédies tragiques, et arracher le cœur au lieu de l’effleurer. Nous n’avons guère été, jusqu’à présent, que de beaux discoureurs ; il viendra quelqu’un qui rendra le poignard de Melpomène plus tranchant[3] mais… je serai mort.

Je n’ai point l’honneur d’être de l’avis de Folard sur Charles XII. Je ne suis point soldat, je n’entends rien à la baïonnette ; mais je trouve, suivant toutes les règles de la métoposcopie, que c’était une horrible imprudence d’attaquer cinquante ou soixante mille hommes, dans un camp retranché à Narva, avec huit mille cinq cents hommes harassés, et dix pièces de canon. Le succès ne justifie point, à mes yeux, cette témérité. Si les Russes ne s’étaient pas soulevés contre le duc de Croï, Charles était perdu sans ressource. Il fallait un assemblage de circonstances imprévues, et un aveuglement inouï, pour que les Russes perdissent cette bataille.

Une faute plus impardonnable, c’est d’avoir laissé prendre

  1. Charles-François de Saint-Lambert, né à Vézelise en Lorraine le 16 décembre 1716, mort à Paris le 9 février 1803, auteur du poème des Saisons, publié en 1769. Ses relations avec Mme du Châtelet, sur lesquelles on peut consulter les Mémoires de Longchamp, causèrent la mort de cette dame. (B.)
  2. Cette lettre, qui devait sans doute être montrée à Stanislas, est citée plus bas dans celle qui porte le n° 4331. C’est tout ce que nous en connaissons.
  3. Dans le chant IV (vers 177-178) de son poëme des Saisons, Saint-Lambert a dit de Voltaire :

    Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène,
    D’un poignard plus tranchant il arma Melpomène.


    Saint-Lambert a donc pris de Voltaire l’expression de poignard plus tranchant.