Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/89

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de lettres et tant amusé les gens du monde. C’est, mon cher maître, que j’ai pensé qu’il me convenait de me tenir tout à fait à l’écart ; c’est que ce parti s’accordait également avec la décence et la sécurité ; c’est qu’en pareil cas il faut laisser au public le soin de la vengeance ; c’est que je ne connais ni mes ennemis ni leurs ouvrages ; c’est que je n’ai lu ni les Petites Lettres sur les grands philosophes[1], ni cette satire dramatique[2] où l’on me traduit comme un sot et comme un fripon ; ni ces préfaces où l’on s’excuse d’une infamie qu’on a commise, en m’imputant de prétendues méchancetés que je n’ai point faites, et des sentiments absurdes que je n’eus jamais.

Tandis que toute la ville était en rumeur, retiré paisiblement dans mon cabinet, je parcourais votre Histoire universelle[3]. Quel ouvrage ! c’est là qu’on vous voit élevé au-dessus du globe qui tourne sous vos pieds, saisissant par les cheveux tous ces scélérats illustres qui ont bouleversé la terre, à mesure qu’ils se présentent ; nous les montrant dépouillés et nus, les marquant au front d’un fer chaud, et les enfonçant dans la fange de l’ignominie pour y rester à jamais.

Les autres historiens nous racontent des faits pour nous apprendre des faits. Vous, c’est pour exciter au fond de nos âmes une indignation forte contre le mensonge, l’ignorance, l’hypocrisie, la superstition, le fanatisme, la tyrannie ; et cette indignation reste lorsque la mémoire des faits est passée.

Il me semble que ce n’est que depuis que je vous ai lu que je sache que de tout temps le nombre des méchants a été le plus grand et le plus fort ; celui des gens de bien, petit et persécuté ; que c’est une loi générale à laquelle il faut se soumettre ; que de toutes les séductions la plus grande est celle du despotisme ; qu’il est rare qu’un être passionné, quelque heureusement qu’il soit né, ne fasse pas beaucoup de mal quand il peut tout ; que la nature humaine est perverse ; et que, comme ce n’est pas un grand bonheur de vivre, ce n’est pas un grand malheur que de mourir.

J’ai pourtant lu la Vanité, le Pauvre Diable, et le Russe ; la vraie satire qu’Horace avait écrite, et que Rousseau et Boileau ne connurent point, mon cher maître, la voilà. Toutes ces pièces fugitives sont charmantes.

Il est bon que ceux d’entre nous qui sont tentés de faire des sottises sachent qu’il y a, sur les bords du lac de Genève, un homme armé d’un grand fouet dont la pointe peut les atteindre jusqu’ici.

Mais est-ce que je finirai cette causerie sans vous dire un mot de la grande entreprise[4] ? Incessamment le manuscrit sera complet, les planches gravées, et nous jetterons tout à la fois onze volumes in-folio sur nos ennemis.

Quand il en sera temps, j’invoquerai votre secours.

Adieu, monsieur et cher maître. Pardonnez à ma paresse. Ayez toujours

  1. Ouvrage de Palissot ; voyez tome XXXIX, page 365.
  2. La comédie des Philosophes, par le même.
  3. Intitulée depuis Essai sur les Mœurs, etc.
  4. L’Encyclopédie, qui avait été suspendue (voyez la note, tome XXIV, page 132), et dont les dix derniers volumes de texte parurent en 1765.