Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/88

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elle pas soutenue par ses femmes, comme l’Esther du Poussin ? Pourquoi ne vois-je pas sur la scène le même groupe ?

Après ce troisième acte, je ne vous dissimulerai pas que je tremblai pour le quatrième ; mais je ne tardai pas à me rassurer. Beau, beau.

Le cinquième me parait traîner. Il y a deux récitatifs. Il faut, je crois, en sacrifier un et marcher plus vite. Ils vous diront tous comme moi : Supprimez, supprimez, et l’acte sera parfait.

Est-ce là tout ? Non, voici encore un point sur lequel il n’y a pas d’apparence que nous soyons d’accord. Tancrède doit-il croire Aménaïde coupable ? et s’il la croit coupable, a-t-elle droit de s’en offenser ? Il arrive. Il la trouve convaincue de trahison par une lettre écrite de sa propre main, abandonnée de son père, condamnée à mourir, et conduite au supplice : quand sera-t-il permis de soupçonner une femme, si l’on n’y est pas autorisé par tant de circonstances ? Vous m’opposerez les mœurs du temps et la belle confiance que tout chevalier devait avoir dans la constance et la vertu de sa maîtresse. Avec tout cela il me semblerait plus naturel qu’Aménaïde reconnût que les apparences les plus fortes déposent contre elle ; qu’elle en admirât d’autant plus la générosité de son amant ; que leur première entrevue se fît en présence d’Argire et des principaux de l’État ; qu’il fût impossible à Aménaïde de s’expliquer clairement ; que Tancrède lui répondît comme il fait, et qu’Aménaïde, dans son désespoir, n’accusât que les circonstances. Il y en aurait bien assez pour la rendre malheureuse et intéressante.

Et lorsqu’elle apprendrait les périls auxquels Tancrède est exposé, et qu’elle se résoudrait à voler au milieu des combattants et à périr s’il le faut, pourvu qu’en expirant elle puisse tendre les bras à Tancrède, et lui crier : Tancrède, j’étais innocente ; croyez-vous alors que le spectateur le trouverait étrange ?

Voilà, monsieur et cher maître, les puérilités qu’il a fallu vous écrire. Revenez sur votre pièce ; laissez-la comme elle est, et soyez sûr, quoi que vous fassiez, que cette tragédie passera toujours pour originale, et dans son sujet, et dans la manière dont il est traité.

On dit que Mlle  Clairon demande un échafaud dans la décoration : ne le souffrez pas, mort-dieu ! C’est peut-être une belle chose en soi ; mais si le génie élève jamais une potence sur la scène, bientôt les imitateurs y accrocheront le pendu en personne.

M.  Thieriot m’a envoyé de votre part un exemplaire complet de vos Œuvres. Qui est-ce qui le méritait mieux que celui qui a su penser et qui a le courage d’avouer depuis dix ans, à qui le veut entendre, qu’il n’y a aucun auteur français qu’il aimât mieux être que vous ?

En effet, combien de couronnes diverses rassemblées sur votre seule tête ? vous avez fait la moisson de tous les lauriers, et nous allons glanant sur vos pas, et ramassant, par-ci par-là, quelques méchantes petites feuilles que vous avez négligées, et que nous nous attachons fièrement sur l’oreille, en guise de cocarde, pauvres enrôlés que nous sommes !

Vous vous êtes plaint, à ce qu’on m’a dit, que vous n’aviez pas entendu parler de moi au milieu de l’aventure scandaleuse qui a tant avili les gens