Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/102

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j’ajoute que le père avait les jambes très-affaiblies depuis deux ans, ce que je sais d’un de ses enfants. Il était possible à toute force que le fils pendît le père ; mais il n’était nullement possible que le père pendît le fils. Il faut qu’il ait été aidé par sa femme, par un de ses autres fils, par un jeune homme de dix-neuf ans qui soupait avec eux : encore auraient-ils eu bien de la peine à en venir à bout. Un jeune homme vigoureux ne se laisse pas pendre ainsi. Vous savez sans doute que la plupart des juges voulaient rouer toute la famille, supposant toujours que Marc-Antoine Calas n’avait été étranglé et pendu de leurs mains que pour prévenir l’abjuration du calvinisme qu’il devait faire le lendemain. Or j’ai des preuves certaines que ce malheureux n’avait nulle envie de se faire catholique. Enfin les juges prévenus ayant ordonné l’enterrement de Marc-Antoine dans une église, les pénitents blancs lui ayant fait un service solennel, et l’ayant invoqué comme un martyr, n’ont point voulu se détacher de leur opinion. Ils ont condamné d’abord le père seul à mourir sur la roue, se flattant qu’en mourant il accuserait sa famille. Le condamné est mort en appelant à Dieu, et les juges ont été confondus. Voilà en deux pages la substance de quatre factums. Ajoutez à cette aventure abominable la persuasion où ces juges (au moins quelques-uns) sont encore que l’on avait résolu, dans une assemblée de réformés, de faire étrangler sans miséricorde celui de leurs frères qui voudrait abjurer, et que ce jeune homne de dix-neuf ans, nommé Lavaysse, qui avait soupé avec les accusés, était le bourreau nommé par les protestants. Vous remarquerez que ce Lavaysse est le fils d’un avocat soupçonné, il est vrai, d’être calviniste, mais de mœurs douces et irréprochables.

Lorsque nous avons joué Tancrède, il y a eu un terrible battement de mains, accompagné de cris et de hurlements, à ces vers :


juges malheureux, qui dans vos faibles mains, etc.

(Acte IV, scène vi.)

Mais voilà toute la réparation qu’on a faite à la mémoire du plus malheureux des pères. Je ne connais point, après la Saint-Barlhélemy, et les autres excès du fanatisme commis par tout un peuple, une aventure particulière plus effrayante.

Voilà bien écrire pour un homme qui a la fièvre. Je continuerai après Cassandre.