Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/302

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guérir de loin quand on estropie de près. Tronchin est assurément un grand médecin, mais la médecine est souvent bien dangereuse.

Voulez-vous bien faire parvenir ces deux saintes épîtres à nos frères d’Alembert et Saurin ? J’embrasse en Platon, en Diagoras, notre grand frère Diderot.


5094. — À M.  D’ALEMBERT.
28 novembre.

Mon cher confrère, mon grand philosophe, vous ne me paraissez pas trop compter sur l’amitié des grands ; n’avez-vous jamais éprouvé que les petits n’aiment guère mieux ? Pour moi, qui ai le bonheur d’être petit, je vous avertis que je vous aime de tout mon cœur. À l’égard du duc de Choiseul, convenez que je lui ai une très-grande obligation, puisque je lui dois d’être libre chez moi, et de ne pas dépendre d’un intendant. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un intendant de province. Le frère d’Omer[1] me manda un jour qu’il n’était en place que pour faire du mal : aussi voulut-il m’en faire, et j’eus la franchise de ma terre malgré lui. Vous voyez que je me suis toujours moqué de la famille d’Omer. C’est à M. le duc de Choiseul que je dois tout cela. S’il a eu le malheur de croire, sur une lecture rapide, que j’avais écrit une sotte lettre, il a bien réparé son erreur ; il a noblement avoué son tort : autrefois les ministres ne faisaient jamais de tels aveux.

Pour Luc, quoique je doive être fâché contre lui, je vous avoue qu’en qualité d’être pensant et de Français je suis fort aise qu’une très-dévote maison n’ait pas englouti l’Allemagne, et que les jésuites ne confessent pas à Berlin. La superstition est bien puissante vers le Danube. Vous me dites qu’elle perd son crédit vers la Seine, je le souhaite ; mais songez qu’il y a trois cent mille hommes gagés pour soutenir ce colosse affreux, c’est-à-dire plus de combattants pour la superstition que la France n’a de soldats. Tout ce que peuvent faire les honnêtes gens, c’est de gémir entre eux quand cette infâme est persécutante, et de rire quand elle n’est qu’absurde ; d’éclairer le plus d’esprits bien nés qu’on peut, et de former insensiblement dans l’esprit des hommes destinés aux places une barrière contre ce fléau abominable. Ils doivent savoir que, sans les disputes sur la trans-

  1. Jean-François Joly de Fleury de La Valette.