Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome42.djvu/393

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Il faut espérer que la cour de Pétersbourg sera plus fidèle au traité qu’elle fait avec la philosophie, qu’elle ne l’a été à ceux qu’elle a faits avec le cardinal de Bernis. Il est vrai que le fruit de ces derniers a été de faire égorger un million d’hommes, et que la philosophie aura peut-être le bonheur d’en éclairr un plus grand nombre. Je ne sais pourtant si jusqu’ici elle doit se réjouir ou s’affliger, tant ses succès sont équivoques, du moins sur les bords de la Seine. Expliquez-moi par quelle fatalité la philosophie ne peut se résoudre à quitter ses bords, malgré les dégoûts qu’elle y éprouve et le peu de prosélytes qu’elle y fait. Les philosophes sont comme la femme du Médecin malgré lui[1], qui veut que son mari la batte. Il est vrai que, pour se dédommager, ils viennent de faire donner aux jésuites quelques coups de bâton, et qu’ils se flattent même d’être au moment d’en faire maison nette ; il faudra voir ce que cela produira.

Je n’ai point lu l’Apologie[2] des jésuites dont vous me parlez ; mais je trouve la France fort à plaindre de perdre d’un coup de filet tant de grands génies. Il faut espérer que le collège de la Propagande en fera recrue. Nous pourrions même y ajouter par-dessus le marché ce prédicateur Le Roi, qui vraisemblablement n’est pas le roi des prédicateurs, et dont le nom, ignoré dans son quartier, a eu le bonheur de parvenir jusqu’à vous[3]. Vous m’apprenez de Genève que M. Le Roi prêche à Paris[4]. Je voudrais que les avocats de la famille infortunée des Calas eussent mis dans leurs mémoires moins de pathos et plus de pathétique ; mais je conviens avec vous que leur zèle et leur désintéressement font un véritable honneur à notre siècle ; tant de vertu me fait désirer une éloquence qui y réponde. Je plaindrais Mlle  Corneille, si elle n’avait pour dot que les souscriptions des gens de Versailles. Tout le Mercure est infecté d’épitaphes de Crébillon, qui sont ignorées comme ses vers ; voici celle que je ferais à quelqu’un de votre connaissance, à condition qu’elle ne servirait de longtemps : « Il fut l’auteur de la Henriade, etc., etc., et maria la nièce du grand Corneille. »

Avec cette épitaphe-là, on peut se passer d’un mausolée fait par Le Moine[5], et même d’être loué après sa mort dans le Mercure ; mais en attendant les petits cousins que vous allez donner à Cinna, puissiez-vous, mon cher maître, donner encore longtemps des frères à Tancrède ! J’attends l’Héraclius de Calderon, mais je suis bien plus curieux de l’Histoire générale. Vous avez bien fait de n’y pas peindre le genre humain tout à fait de face ; ce triste visage n’est pas bon à être vu dans toute la difformité de ses traits ; je crains même qu’il ne se trouve trop hideux étant montré de trois quarts[6], et qu’il ne lui prenne envie de brûler le tableau, et de crier au feu

  1. Acte I, scène iii.
  2. Voyez la note 4, page 371.
  3. C’était d’Alembert lui-même qui, le 31 mars 1762 (voyez lettre 4873), avait écrit à Voltaire qu’un curé de Rouen, nommé Le Roi, prêchait à Saint-Eustache.
  4. Voyez page 371.
  5. Nom du sculpteur à qui fut confié le mausolée de Crébillon.
  6. C’est l’expression dont Voltaire se servait dans sa lettre à d’Alembert, du 4 février.