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5418. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
À Ferney, 28 septembre.

Monseigneur, dans la dernière lettre dont Votre Éminence m’honora, elle me disait qu’on vous avait fait la niche de vous accuser d’avoir fait des vers à l’âge de trente-deux ans. Votre devancier le cardinal de Richelieu en faisait à cinquante ans passés. La différence entre vous et lui, c’est que ses vers étaient détestables. On vous a donc reproché d’être plein d’esprit, de goût, et de grâces : assurément on ne vous a pas calomnié, et vous serez forcé de vous avouer coupable en justice réglée. Eh ! que direz-vous du roi de Prusse ? il fait encore des vers : ce qui est permis à un roi ne l’est-il pas à un cardinal ?


Et regibus æquiparantur.

Pour moi, chétif, qui ne suis roi ni rien,

(Marot.)


je barbouille des rimes à soixante-dix ans, sans craindre autre chose que les sifflets. Je fais plus, je lime, je rabote, je suis les conseils que vous avez bien voulu me donner. Ayez toujours la bonté de me garder un secret de conspirateur sur le petit drame que vous avez bien voulu lire : j’admire que vous soyez toujours moine de Saint-Médard ; cela peut être fort bon pour la vie éternelle, mais il me semble que vous étiez fait pour une vie plus brillante. Vous êtes assez philosophe pour être aussi heureux à Vic-sur-Aisne qu’à Versailles, et je suis persuade que vous avez dit cela en vers ; mais vous les gardez dans votre sacré portefeuille. Il n’y aura donc que mes petits-neveux qui verront vos charmants amusements, tels qu’ils sont sortis de votre plume ? et vous laissez de maudits libraires défigurer aujourd’hui ce qui sera un jour les délices de tous les honnêtes gens. On vient d’imprimer en Angleterre les Lettres de Mme de Montague, morte à quatre-vingt-douze ans. Il y avait cinquante ans qu’elles étaient écrites. C’est cette dame à qui nous devons l’inoculation de la petite vérole, et par conséquent le beau réquisitoire de messire Omer Joly de Fleury. On trouve dans ces Lettres des vers turcs d’un gendre du Grand Seigneur pour sa femme[1]. Je vous avoue que quoiqu’ils aient été faits dans la patrie d’Orphée, ils ne

  1. Voltaire en a donné une traduction, tome XXV, page 164.