Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/145

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Avec tout cela, elle n’a pas encore lu une tragédie de son grand-oncle, ni n’en lira. Son grand-oncle commenté vous arrivera, je crois, avant qu’il soit un mois. Les Anglais, qui viennent ici en grand nombre, disent que toutes nos tragédies sont à la glace ; il pourrait bien en être quelque chose ; mais les leurs sont à la diable.

Il est fort difficile à présent d’envoyer à Paris des Tolérance par la poste ; mais frère Thieriot, tout paresseux qu’il est, tout dormeur, tout lambin, pourra vous en faire avoir une, pour peu que vous vouliez le réveiller.

J’ai été pendant trois mois sur le point de perdre les yeux, et c’est ce qui fait que je ne peux encore vous écrire de ma main. Mme Denis vous fait les plus tendres compliments.

Si vous aimez les contes, dites à M. d’Argental qu’il vous fasse lire chez lui les Trois Manières.

Adieu, mon cher et ancien ami. V.


5571. — DE M. D’ALEMBERT.
Paris, ce 22 février.

Je crains, mon cher et illustre maître, que votre frère et disciple Protagoras ne vous ait contristé par ce que vous appelez ses cruelles critiques[1]. Quoique vous m’assuriez que mes lettres vous divertissent[2], je suis encore plus pressé de vous consoler que de vous réjouir. Je vous prie donc de regarder mes réflexions comme des enfants perdus, que j’ai jetés en avant sans m’embarrasser de ce qu’ils deviendraient ; et surtout d’être persuadé que ces enfants perdus n’ont été montrés qu’à vous, pour en faire tout ce qu’il vous plaira, et leur donner même les étrivières s’ils vous déplaisent. Permettez-moi cependant, toujours sous les mêmes conditions, d’ajouter deux ou trois réflexions, bonnes ou mauvaises, à celles que je vous ai déjà faites. Les Juifs, cette canaille bête et féroce, n’attendaient que des récompenses temporelles, les seules qui leur fussent promises : il ne leur était défendu ni de croire ni d’attaquer l’immortalité de l’âme, dont leur charmante loi ne leur parlait pas. Cette immortalité était donc une simple opinion d’école sur laquelle leurs docteurs étaient libres de se partager, comme nos vénérables théologiens se partagent en scotistes, thomistes, malebranchistes, descartistes, et autres rêveurs et bavards en istes. Direz-vous pour cela que ces messieurs sont tolérants, eux qui jetteraient si volontiers dans le même feu calvinistes, anabaptistes, piétistes, spinosistes, et surtout philosophes, comme les Juifs auraient jeté Philistins, Jéhuséens,

  1. Voyez page 126.
  2. Voyez page 111.